Je vous propose ici de découvrir, à partir de la partition, la médiation même de Haydn.
En 1786, un chanoine de la cathédrale de Cordoue commande à Haydn, l’un de plus célèbres et des plus honorés compositeurs de l’époque, une méditation sur les 7 dernières paroles prononcées par le Christ sur la Croix. Le procédé est assez ordinaire et s’inscrit dans la suite d’un courant déjà ancien, dont le style le plus célèbre prend le nom de Sepolcri. Des pièces parfois très volumineuses qui mettent en valeur un des moments de la passion du Christ : le reniement de saint Pierre, le tremblement de terre, les pleurs des femmes. Simples pièces ou oratorio, ces sepolcri se comptent par milliers. Mais la commande du chanoine a ceci de particulier qu’elle a pour but de proposer une pause musicale entre les lectures et méditations de l’Evangile de la Passion à l’occasion du Vendredi-Saint.
Ces méditations ne nous sont pas parvenues et peu importe car nous disposons d’une autre médiation, celle qu’Haydn a inscrite dans la partition. Une partition, qui avant d’être un beau moment musical, est une lectio divina, une rumination de la parole divine menée par le compositeur lui-même. C’est cette vision du Christ en Croix, celle qu’a contemplé Haydn que nous allons vous proposer.
Tout est dans la partition, laissant aux artistes le soin de rendre vivant ce qui est bel et bien une Bible en musique. La version chantée est une reprise tardive dont les paroles ne sont pas de Haydn, ni de son choix. Bien qu’il les ait validés, nous nous contenterons de ce qu’il a écrit sur la partition.
Introduction
7 paroles, 8 pièces musicales. Une introduction (nommée comme telle) précède la première parole, alors que, nous le verrons, rien ne conclut la 7ème qui pourtant n’est pas la dernière pièce musicale quoi qu’un 7 bis lui soit directement accolé. L’introduction donne la tonalité de toute l’œuvre.
Elle est sur le mode mineur. Celui habituellement attribué à une certaine tristesse. Pour autant, toutes les pièces ne sont pas en mode mineur. Première indication de la vision de Haydn, tout n’est pas triste dans la crucifixion. Tout est divin, ce qu’il suggère en plaçant toute l’œuvre dans cette tonalité du divin, ré mineur (tonalité de la IXème de Beethoven elle aussi à portée divine).
La question se pose de savoir le rôle d’une introduction qui n’est pas une ouverture. Style qu’Haydn maitrise à la perfection. Mais nous ne sommes pas à l’opéra, il ne s’agit pas d’exposer une histoire, mais d’y introduire l’auditeur.
A quoi Haydn nous introduit-il ?
Le rythme est saccadé, incisif, syncopé. Dès les premières mesures, nous sommes initiés aux tourments du Christ. La respiration est saccadée, non naturelle. Et pourtant, dans ce tumulte décomposé, le premier violon surnage par moments, d’une grande douceur. Le Christ suffoque, mais une constance demeure. Constance marquée par la persistance d’un tapis quasi omniprésent de double-croches recto tono comme l’avancée imperturbable du chemin de Croix. Imperturbable, mais par trois fois suspendue à trois points d’orgue, comme chacune des chutes du Christ.
Nous sommes dans une mesure à 4 temps. Quatre, symbole de l’humanité. Au cœur de cet univers divin, campé par le ré mineur, l’humanité du Christ titube de solitude, comme le souligne le finale à l’unisson des quatre cordes.
Adagio, le tempo veut nous inviter à entrer dans les pas du Christ, car ce sera bien lui l’acteur unique des 8 pièces qui vont suivre. Mais déjà par l’indication « majestueux » de ce ré mineur divin, comme par le rythme pointé, rappel en filigrane des ouvertures à la Lully, Haydn pose une marche triomphale du Christ Roi qui éclatera de façon étonnante lors du final de l’œuvre.
1er « Père, pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Nous venons de finir sur un ré à l’unisson et la pièce suivante va débuter par un si bémol à l’unisson. Une tierce d’écart. Par cet intervalle de trois notes (ré do si) nous sommes plongés au cœur de la divinité. Si le quatre est la condition humaine, le trois est la condition divine. Trois que nous retrouvons dans la mesure elle-même à trois temps. Nul doute, c’est bien au Père que le Christ s’adresse. Une demande épuisée, éprouvée mais appuyée. Sforzando descendant de trois tierces pour finir pianissimo. Mais une demande insistante qui repart de tierce en tierce avant de s’éteindre discrètement pour reprendre une tierce plus haut, 40 mesures plus tard. C’est une prière épuisée, souffrante qui monte, monte avant de s’éteindre sereinement sur l’accord final.
Un détail très significatif du Dieu de Haydn, la tonalité de cette pièce n’est pas Mi bémol majeur de la Trinité, ni sol mineur de l’angoisse, mais Si bémol majeur de l’espérance, celle qu’utilise Saint-Saëns pour son oratorio de Noël. La prière du Christ est confiante, fondée sur l’espérance.
2ème parole « Amen je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi en paradis. »
De l’espérance à la confiance il n’y a qu’une quinte. Nous venons de finir sur un accord de si bémol qui est la seconde note la plus importe de la tonalité qui va suivre. Dans l’écriture musicale la note tonique qui donne son nom à la gamme (ici Mi bémol majeur) est toujours attirée par la cinquième note de la gamme dite dominante, ici le si bémol. Toute la musique tonale occidentale est tenue par cette tension, cet appel de la quinte à se reposer sur la tonique. A peine la prière achevée sur un si bémol, la réponse arrive sur un mi bémol : « Amen je te le dis aujourd’hui…. »
L’espérance n’est pas déçue. Mais par qui n’est-elle pas déçue ? Haydn nous donne la réponse par la tonalité de la pièce qui ouvre au paradis. Mi bémol majeur est la tonalité de la Trinité à cause des trois bémols qui figurent à la clef. La résolution de la quinte se trouve dans la tonique, comme la résolution de l’espérance dans la Trinité. Mais Plus encore que la confiance en la Trinité, Haydn campe l’ambiance du paradis par ce Mi bémol majeur, parce que le paradis, précisément, c’est la Trinité.
Mais Haydn nous dit plus encore. Nous pourrions nous attendre à une mesure à trois temps pour mieux camper la Divinité trinitaire. Pourtant le compositeur choisit une mesure à 4 temps. Mais une mesure qui se décompose pourtant autour de regroupements ternaires. La réponse à la prière est bien l’entrée au paradis (Mi bémol majeur), mais la porte d’entrée de l’humanité est le Christ homme et Dieu deux natures, entrelacement de 3 et de 4. Du reste, il n’y a qu’une voix, qui chante comme le demande le compositeur, qui tourne, celle du premier violon qui culmine par un unisson rythmique dans un point d’orgue forte, non sur mi bémol comme le veut la règle, mais sur la tierce, sol. Haydn ne conclut pas. Mais par cet artifice à la tierce, il pose l’infini qui justement ne finit pas. Sans rupture, le compositeur viennois nous décrit alors l’ambiance du paradis, une ambiance lumineuse de do majeur qui, elle, se conclut par une cadence parfaite achevée sur trois noires. La luminosité sereine du paradis est la perfection trinitaire.
3ème « Femme voici ton fils et toi voici ta mère. »
Mais avant la sereine vision béatifique la route est âpre. L’ambiance change du tout au tout. Nous voici plongés dans un univers profondément humain. La couleur quatre est omniprésente, sauf sur les deux mesures d’ouverture posant 3 notes sur le même rythme. Quoique piano, Haydn nous indique par cet appel initial que le Christ (trois notes) du haut de sa divinité va faire une déclaration de la plus haute importance : « Femme, voici …. » Enracinée dans l’humanité, cette déclaration est un véritable déchirement. C’est en tout cas ainsi que le vit Haydn qui utilise une des tonalités les plus violentes, Mi majeur, qui, selon Mattheson est le ton de la tristesse désespérée et mortelle, celle de la séparation de l’âme et du corps.
4ème « Eli Eli Lama sabachtani »
L’accord qui résonne encore est parfait du point de vue de l’harmonie. Il se clôt sur lui-même, sans appel. Le Christ a comme tourné la page avec la parole qui suit et qui le pose dans une solitude absolue. « Père, pourquoi… » Nous retrouvons la mesure à trois temps. Le Fils parle au Père sur un ensemble de rythmes d’harmonie ternaires, brisée par des petites notes étrangères, grinçantes, des sforzando dramatiques portés par la déroutante tonalité de fa mineur que tous les théoriciens de Rameaux à Schubart s’accordent à voir comme obscure et plaintive, désespérée pour Mattheson, mélancolique et pleine de langueur. Il n’est plus question d’espérance ni de confiance. C’est l’obscurité de l’abandon au cœur de la douleur gémissante et réciproquement. La solitude la plus aigue est atteinte par la descente du violon solo conclue quelques mesures plus loin par un accord final à l’unisson.
5ème « J’ai soif »
Puis, dans un cri double-forte, le Christ semble se réveiller : « J’ai soif » lancé à l’unisson, achevé sur un point d’orgue s’impose comme un absolu, comme une demande insistante, avec la même solennité que l’ouverture de la parole « femme voici ton fils ». Du haut de la croix, le Christ dit solennellement une autre parole d’importance. Il la dit à quatre temps aux hommes, mais il la dit par tierce sur trois temps.
Si les pizzicati posent l’aridité de la soif physique du Christ, la tonalité nous révèle qu’il s’agit d’une toute autre soif. La majeur a quelque chose de champêtre et joyeux nous dit Marc Antoine Charpentier (remarquez que nous ne sommes pas en mode mineur), mais c’est un ton pour les passions plaintives nous rappelle Mattheson. Cependant, précise Schubart, ce ton contient des déclarations d’amour innocent et d’espoir, le désir de revoir l’être aimé, il est confiant, il parle de Dieu. La soif du Christ est une soif amoureuse. Tierce, trois temps et mesure à quatre temps, la soif est celle d’une union amoureuse. D’ailleurs la pièce s’achève sur un groupe de trois notes à cheval sur deux mesures à quatre temps conclues à l’unisson, comme l’union intime réalisée.
6ème « Tout est accompli »
Alors, après cet appel à l’union amoureuse, Tout est accompli. Une fois encore trois mesures ouvrent avec une solennité double-forte cette avant dernière parole, comme une déclaration de haute importance. Les quatre voix à l’unisson n’en font donc qu’une seule descendante en tierces sur un rythme de quatre : du haut de sa divinité le Christ s’adresse une dernière fois à l’humanité :
Tout est accompli jusque dans la cadence absolument parfaite qui s’achève sur un point d’orgue surmontant une valeur de note double de la ronde. Ce qui s’accomplit n’est pas une fin, mais un infini.
Cette pièce est construite en deux parties. La première en sol mineur impose un relâchement sérieux et magnifique nous dit Charpentier. Quelque chose de la gloire commence à poindre avec cet accomplissement qui pour Jésus homme s’achève en un soulagement, une relâche de la tension qui pour autant ne se résoudra pas en sol mineur. Une trentaine de mesures avant la fin, la partie en sol mineur s’arrête, comme suspendue sur l’accord de la fameuse seconde note importante, ici Ré. Suspension accentuée par le point d’orgue et qui se résoudra, se détendra, se posera peut on dire, mesure suivante sur le sol attendu. Mais, bouleversement, nous sommes en Sol majeur, tonalité joyeuse, champêtre qui dévoile l’accomplissement en écho à cette parole du Christ à ses apôtres, « Il me tarde que cela soit accompli ». A la douleur du sol mineur et des conditions de l’accomplissement, se substitue la joie pour Jésus d’avoir accompli son œuvre. Tel est le sens de cette solennelle et ultime déclaration du Christ en croix pour Haydn.
7ème parole « Père en tes mains je remets mon esprit »
La dernière parole du Christ est pour son père. Pas d’introduction solennelle, l’intimité est de mise Avec cette tonalité de Mi bémol majeur aux trois bémols, nous sommes au cœur de la Trinité. Au violon solo le Christ expire et remet son esprit. S’ouvre alors une grande pause de silence, brisée sans transition « con tutta forza et presto » indique Haydn, par le tremblement de terre, toujours en Mi bémol majeur.
Ce tremblement de terre n’est autre que Dieu lui-même de bout en bout dans toute la structure de la partition. Dans la vision de Haydn le tremblement de terre n’est pas une punition, mais une épiphanie, la manifestation de Dieu et de sa victoire. D’ailleurs la pièce comme l’œuvre s’achève dans une ambiance de Do majeur, « Gai et guerrier », nous dit Charpentier, chant d’allégresse et de reconnaissance précise Rameaux. C’est la tonalité des ouvertures royales de Lully pour Louis XIV.
Ainsi par un Do majeur à l’unisson, amené sur trois mesures identiques (Père, Fils et Saint Esprit) s’ouvre à l’éternité plus que s’achève la dernière parole du Christ.