Quand il m’a fallut titre cette présentation du Comte Ory à l’occasion des représentations qui furent données à l’opéra de Rouen du 20 au 26 janvier 2019, une foultitude de propositions m’est venue tant cet opéra comporte d’originalités uniques. « 40 ans de succès ininterrompus à l’Opéra de Paris ». « La fièvre parisienne du Johnny Halliday de l’époque » « Rossini Grand Prince du copié Collé » « Naissance d’une œuvre de circonstance économique » « La première des opérettes » Et bien d’autres idées qui, je l’espère vous mettra l’eau à la bouche.
Nous sommes le 22 août 1828. Rossini, la coqueluche de toute l’Europe est l’idole de Paris. Une incroyable frénésie s’est emparée de la capitale des beaux-arts depuis l’arrivée de l’Italien. Compositeur à succès dès l’âge de 18 ans, Rossini parcourt l’Europe, est invité à composer à un rythme effréné de ville en ville. 40 opéras entre 1810 et 1829. 40 succès faits de nouveautés et de réemplois. Rompu à la technique que nous appellerions le « copié-collé » (comme Bach du reste), le prodige qui, un an plus tard, se taira lyriquement à jamais, va composer en un temps record un opéra de circonstances « économiques » en réemployant son précédant opéra de circonstance historique, Il viaggio à Reims, donné seulement quatre fois malgré l’immense succès de l’œuvre.
Mais Giaccomo n’est pas un bricoleur qui rapiècerait maladroitement de bonnes pièces pour tisser un patchwork de pots-pourris. Le maître réutilise les succès avec à chaque fois un nouvel esprit qui l’affranchit prodigieusement du rapport au texte. Pour lui, du reste, la musique doit se suffire à elle-même et ne doit surtout pas s’enfermer dans la dépendance du texte. Elle porte l’ambiance, l’émotion, elle donne au public un espace émotionnel qu’il doit s’approprier par le texte. Renversement de perspective par rapport au décorum descriptif baroque par exemple. Mais Mozart ne fit pas autrement, par exemple lorsqu’il voulut ridiculiser, par la musique, le livret un tantinet misogyne de Da Ponte dans Cosi Fan tutte.
Le voyage à Reims, composé pour le sacre de Charles X, est très vite retiré, par le compositeur, le sacre étant passé. Rossini cherchait à redonner les grandes plages de son dernier succès dans une nouvelle composition. A cette date, l’opéra italien à qui était réservé les œuvres italiennes et donc celles de Rossini connaissait de graves difficultés financières. Placé depuis quelques années sous l’autorité de l’opéra de Paris, les succès de Rossini rejaillissaient financièrement sur les finances de l’institution royale. Mais voilà, la fin de la collaboration programmée allait représenter un important manque à gagner. Il fallait donc attirer l’italien à l’Opera de Paris. Avec un pont d’or à vie, Rossini se mit au travail pour composer son premier opéra en français. Il entreprit deux compositions simultanément, les deux dernières avant son retrait définitif. Pour des raisons économiques, Guillaume Tell, pensé comme grandiose en tous points, devrait attendre un an. Il fallait tout de suite une production plus sobre qui ne reposerait que sur le talent des chanteurs. Ainsi les contraintes du réemploi du voyage à Reims étaient posées. Il restait à Rossini à s’entendre avec l’autre coqueluche française, le librettiste Scribe. On se mit d’accord sur un autre réemploi, celui d’un vaudeville d’Eugène Scribe, le Comte Ory.
Les ingrédients du succès étaient réunis. Et la critique ne s’y trompas point, y compris le sévère Berlioz qui consacra le Comte Ory, « une des meilleures partitions de Rossini ». Rossini exigea qu’un premier acte soit ajouté au texte de Scribe. L’auteur s’employa donc à cette première partie qui est musicalement une reprise adaptée du Voyage à Reims. Conçu pour 14 voix (dont 13 solistes), Il fallait revoir la partition du Voyage pour moins de chanteur et pour chœurs. Vous pourrez admirer la transformation notamment le final du l’Acte I, Il gran pezzo concertato. Si le premier acte est une reprise choisie du Voyage, avec une seule pièce ajoutée (le duo entre Isolier et Ory), l’Acte II en revanche est une création originale, sur le texte original de Scribe. Seules deux reprises viennent du Viaggio. Le Viaggio qui était dans le pur style de l’opéra-bouffe italien. On a pu le comparer à un feu d’artifice du genre. Ainsi la base musicale du Comte Ory est l’âme de l’opéra italien dont les Français avaient privé sous l’Ancien- Régime, pour une bête querelle. Mais l’intrigue est cet esprit frivole mais jamais vulgaire en vogue dans les compositions françaises de l’époque. Sans être non plus l’opéra-comique puisqu’il n’y a pas de dialogues parlés, l’esprit est bien français jusque dans cette projection médiévale, un rien troubadour, à laquelle Stendhal, grand admirateur de Rossini, son Napoléon de la musique, consacra ses « Chroniques italiennes ».
On retrouve dans le Comte Ory toutes les ficelles à succès des vaudevilles. Histoires parallèles qui se croisent, se heurtent et se solutionnent entre elles. Croisement de classes des maîtres et des valets, amours sincères et frivoles, pureté et lâcheté, courage et libertinage sont ici traités, dans le plus pur esprit français, sur la cime de la pudeur et du libertinage, sans l’ombre d’une vulgarité déplacée, où le suggestif sert le comique tout autant qu’il s’en sert pour faire triompher, comme il se doit, l’amour vrai !
Maintenu jusqu’en 1864 sans interruption, le Comte Ory est l’un des plus grands succès de l’opéra. Mixte, à la croisée de divers styles et genres, on y voit parfois les prémices de l’opérette qui aura tant de succès en France avec Offenbach.