La Remise des clefs à saint Pierre (d’après Le Pérugin)
Cette pièce pour piano de Raphaël Languillat, à écouter en contemplant la fresque éponyme du Perugin, est une profonde méditation sur l’accueil de la Grâce, qui s’articule en trois temps. Durant ces trois temps, l’énergie est maîtrisée, utilisée avec épure, concentrée savamment et greffée sur un rythme hiératique. Une atmosphère de paix se bâtit autour du personnage central, le Christ, qui est symbolisé par la note DO (ou C en notation antique). Ainsi, durant toute la pièce, le rythme et le timbre christique sont maintenus, comme une colonne vertébrale, un axis mundi, autour duquel s’organise l’ensemble : le fond architectural, les personnages, les regards… Tout est harmonisé par rapport à la figure du Christ, comme nous pouvons le contempler sur la fresque qui a inspiré cette pièce. Il est extraordinaire de constater à l’écoute l’œuvre créatrice, c’est-à-dire le temps qui s’écoule, consubstantiel à la genèse « d’imprévisible nouveauté », obéissant toutefois à une loi génétique : celle de la Création. Cette conscience du temps qui s’écoule est chose très difficile à rendre en peinture: par une invitation du spectateur à contempler l’œuvre. Cette invitation est dans cette pièce pleinement inscrite dans le temps et dans l’énergie des sonorités. La douceur est entrelacée à la force, et nous aide à être comme saint Pierre, à accueillir la Grâce, notre charge, notre être, et de le mettre au service de tous, afin d’entrer en résonance avec cet écho incessant du Christ. Nous avons ici l’évidence musicale selon laquelle toute la Création est en genèse continue, avec cette marque de Dieu agissant continûment, portant ici chaque accord, chaque lien harmonique, tout en lui laissant une complète liberté.
La première section est un cisèlement de l’espace et du temps, qui nous rappelle les perspectives de la Renaissance que nous pouvons admirer sur la fresque. L’environnement est ainsi posé, délicatement, lentement, continûment : nous plongeons dans ces perspectives célestes, éclairées par une lumière méridionale, qui sont suggérées par l’élévation et la profondeur de l’architecture, depuis le sol jusqu’au dôme central. Nous avons déjà à l’oreille la présence christique, à travers ce DO, celui du centre du clavier, ce DO central, qui revient incessamment, et pourtant d’une façon toujours nouvelle.
La deuxième section est une focalisation dynamique sur la personne du Christ, sur son visage, sur ses mains, avec une délicatesse de l’approche amoureuse : les octaves de DO s’enrichissent d’une manière imprévisible, bien que selon une architecture dynamique et scintillante, faisant émerger le détail du vêtement, du visage, des mains du Christ, avec une pudeur angélique, caractérisée par le rappel incessant, doux et ferme, que produisent les octaves rythmées. Nous sommes absorbés dans le plérôme: la plénitude de l’être christique.
La dernière section est cet instant du don des clefs à saint Pierre, où le Christ est élevé au-dessus de tout, au-dessus des potentielles rivalités qui entrelacent les apôtres, les personnes rassemblées. Nous imaginons, par cet accord éthéré du SOL et du DO, cet intense échange de regard entre le Christ et saint Pierre, un regard rempli d’amour et rayonnant, qui pourrait durer une éternité. Les clefs sont remises, avec le poids de leur charge, puisque ce sont les clefs du Paradis, données au premier Pape – saint Pierre – qui a pour mission, lui et ses successeurs, de conduire l’Église et le monde vers le salut des âmes. Cette lourde charge nous apparaît soudainement, par cette rupture du rythme et ce son très grave, qui sont aussitôt relevés et soutenus par ce retour de la majesté du DO: le regard aimant du Christ, qui accompagne avec une grande douceur saint Pierre, puis le laisse en confiance, rempli de la certitude d’être porté et embrasé par l’Esprit Saint. C’est ainsi que cette très belle pièce se termine : sur la confiance : le Christ est toujours présent mais laisse la pleine liberté à l’homme, et cette présence figurée par ce DO très aigu fait raisonner presque imperceptiblement toutes les autres cordes du piano, montrant combien la réverbération de l’Esprit Saint remplit toute la Création. Un chef d’œuvre.
article publié en octobre 2015 #confinement