IL s’agit là d’un article à partir des notes de la conférence sur le thème donné en marge du concert des jeunes chambristes à Granville le 4 août 2020 (Symphonies 5 et 6 transcrites par Hummel)
En cherchant le titre que je pourrais donner à cette présentation, je me suis longuement demandé comment agencer ce quatuor : vertu, foi, bonheur et homme qui, mis ensemble, constituent les éléments distinctifs de la pensée la plus profonde de Beethoven. Et puis je me suis résolu à « la foi de Beethoven » car au fond cela résume et englobe tout dans ce finale des plus exceptionnels que sera la symphonie numéro 9.
Car la ligne de mire de la pensée de Beethoven est bel et bien la Neuvième. Non parce que ce serait le monument ultime d’une construction inégalée. S’il est inégalé, il n’est pas ultime dans la démarche du maître de Bonn qui d’une part n’imaginait pas disparaitre si vite après son œuvre et d’autre part avait une pensée dynamique toujours tendue vers l’avant, toujours en construction, selon le modèle de l’humanité qu’il défend partition après partition.
Pour autant, la plus célèbre des symphonies est bien une finalité. Musicalement elle est achevée, ce qui n’est le cas ni de la Vème en suspension vers la VIème, ni de la Missa Solemnis qui précisément attend sa résolution dans la IXème.
Parce que toute la pensée et l’œuvre de Beethoven sont une dynamique tendue vers l’ultime réalisation, celle de l’Homme lui-même et que cette tension, comme sa résolution a évolué chez Beethoven, je propose de découvrir la foi de Beethoven, ou du moins une partie, nous aussi tendus vers la Symphonie numéro 9.
Les cadres de pensée philosophique de Beethoven
Mais auparavant, un rapide détour par le cadre de pensée en ce tournant du XIXème siècle est indispensable. Beethoven est un homme de son temps. En ce sens, il n’est ni Haydn, ni Mozart, ni Liszt ou Gounod, qui ont tous en commun une relation personnelle au divin. Une relation assumée et inscrite dans leur musique, comme Beethoven qui, s’il n’est ni calotin ni bigot est profondément religieux. Anti clérical peut-être, comme il est anti cadre de toutes sortes, mais c’est bien un prêtre qu’il demande sur son lit de mort et ses messes, si elles sont peu liturgiques, sont de véritables déclarations de foi catholique, à défaut d’être farouchement ecclésiales.
Beethoven est torturé par la vie, comme la génération de son temps. Qu’on pense au désarroi de Musset succédant à une génération de géants. Beethoven est un géant dans un monde brisé qui se cherche, qui survit, tout en se transformant.
Le cadre de pensée de Beethoven, révolutionnaire par certains, côtés, très conservateur par d’autres, n’est pas celui des Lumières à la française, mais celui de Schiller, le grand maître à penser de toute cette génération. Plus précisément l’esthétique beethovenienne puise au renouveau grec allemand. Dernier des classiques ou premier des romantiques, la question fait couler beaucoup d’encre, mais assurément, Beethoven participe de la naissance du romantisme allemand succédant au rationalisme des Lumières. Ce qui intéresse ce courant est l’homme dans son intériorité, pour y découvrir la source des impulsions aptes à transformer le monde. Et dans ce contexte, l’art prend (conquiert même) une place dans la construction de la personne. Nous touchons là au cœur du service rendu par Beethoven à l’humanité, du moins dans sa conception de l’art qui n’est pas d’abord une esthétique plastique du beau.
Il s’agit de mettre au premier plan le rôle de l’art pour élever l’Homme vers ses responsabilités sociales. Schiller, poète allemand (1759-1805) joua à ce titre un rôle immense dans la vie et l’œuvre de Beethoven.
Sans doute trouvons-nous dans cette citation du poète le tissu même de la IXème
« L’art est le bras droit de la nature. Celle-ci n’a fait que des créatures, l’art a fait les hommes. L’art véritable ne veut pas seulement affranchir l’homme pendant un rêve d’un instant, mais l’affranchir réellement et à travers cela éveiller, entraîner, former en lui une force. »
Dans le même courant, un autre poète allemand, Novalis (1772-1801) a des mots que Beethoven lui-même aurait pu écrire
« Le dépassement de soi-même est partout l’acte suprême, le point initial, la genèse de la vie. Telle la flamme qui n’est rien qu’acte. »
Tout est là de la période dite héroïque de Beethoven, j’y reviendrai. Il s’agit de dépasser et vaincre l’intérêt égoïste et développer le sens de la responsabilité envers les autres. Considération qui sera poussée à l’extrême par Kant et Schopenhauer via Wagner dans le Vaisseau fantôme.
L’héroïsme chez Beethoven
C’est à cette lumière qu’il faut lire, comprendre et bien entendu interpréter, toute l’œuvre de Beethoven, même si il faudra apporter d’autres éléments à partir de la VIème symphonie. Mais que ce soit les ouvertures, Fidelio ou le Christ au Mont des Oliviers, ce ne sont que des éléments de mise en scène musicale du dépassement de soi. Lire à cette lumière l’appassionata est lumineux.
Ecoutons Ludwig parler des passions.
« Bienheureux celui qui, ayant appris à triompher de toutes les passions met son énergie dans l’accomplissement des tâches qu’imposent la vie sans s’inquiéter du résultat. Le but de ton effort doit être l’action et non ce qu’elle donnera. Ne sois pas de ceux qui pour agir, ont besoin de ce stimulant : l’espoir de la récompense. Sois laborieux, accomplis ton devoir, sans te soucier des conséquences, du résultat bon ou mauvais ; cette indifférence ramènera ton attention vers les considérations spirituelles »
Aristote et saint Thomas n’auraient pas mieux dit.
Bien entendu, il y a les épreuves, et Dieu sait si Beethoven en a subi. Mais le dépassement de soi suppose les épreuves.
« Considérons les difficultés de l’existence, dit-il, qui jalonnent notre route, comme des guides vers une vie meilleure. La marque essentielle qui distingue un homme digne de ce nom, c’est de persévérer malgré les circonstances difficiles et contraires. Car le sort a donné à l’homme cette faculté de tout supporter jusqu’à la fin. »
Et qui est l’archétype de ce dépassement mis en musique par Beethoven ? Le Christ, au Mont des Oliviers. La trame de cet oratorio (qui n’en est pas vraiment un) n’est pas la passion et la mort, non ! Le chœur du drame c’est l’acceptation du Christ au milieu des souffrances et des épreuves, d’aller jusqu’au bout.
Le Christ au Mont des Oliviers à son pendant humain héroïque dans Florestan. D’ailleurs, c’est le Christ homme qui intéresse Beethoven ici, c’est le héros (je reviendrai sur cette notion capitale). La prière du Christ n’est pas axée sur l’éloignement de la coupe, mais sur une toute autre demande : avoir la force de surmonter la souffrance et comme Florestan dans Fidelio, il se résigne, accepte et alors peut avancer.
Cette mise en avant de l’héroïsme n’est pas orgueilleux ni flamboyant. La visée est pédagogique. Comme le livre de chevet de Beethoven sur son lit d’agonie était l’Imitation de Jésus Christ, le compositeur donne des modèles à imiter pour la construction de soi qui est le véritable but de tout cela.
« Nous êtres finis à l’esprit infini, nous ne sommes nés que pour la souffrance et pour la joie et l’on pourrait presque dire que c’est par l’intermédiaire de la douleur que les plus remarquables obtiennent la joie. »
Rien d’étonnant que tout s’achève avec la IXème et son Ode à la joie.
Mais pour en arriver là, l’Homme ne peut compter que sur ses propres forces (du moins Beethoven le pense-t-il à ce moment de sa vie, cette fameuse période héroïque qui va se trouver bousculée plus tard). Et en cela, l’imitation des grands hommes participe de la construction de soi. Ce sera Egmont, la bataille de Weelington, la symphonie numéro III et tant d’autres.
La clef de lecture de tout cela se trouve dans ce renouveau grec allemand qu’il faut, à travers Schiller, aller puiser chez Socrate ou Aristote, notamment son éthique à Nicomaque , véritable traité des vertus comme chemin de bonheur. L’œuvre de Beethoven est une mise en musique de ce principe de base : la vertu conduit au bonheur, par le dépassement de soi, l’acceptation et l’altruisme.
C’est la raison pour laquelle Beethoven n’a écrit qu’un opéra. Il disait qu’il ne pouvoir, comme Mozart, mettre en scène le vice. Il voulait des livrets vertueux, héroïques. C’est la substantifique moëlle de ses ouvertures, de Fidelio ou encore du Christ au Mont des oliviers pour ne parler que du répertoire orchestral.
Si la place de l’homme est clairement centrale, c’est bien pour lui offrir les clefs du bonheur et non par un humanisme égocentré. Reste à savoir alors… ce qu’est ce bonheur qui mérite une vie d’effort, une telle construction de soi et qui ne soit accessible qu’au prix de souffrances.
De la vertu au Bonheur
Avant d’aller plus loin, notons six mots importants qui peuvent exprimer la pensée de Beethoven et que, précisément, il va mettre en musique.
Homme – destin – divin – espérance – paix – joie.
Six mots qui peuvent se combiner ainsi en une phrase programmatique quoique Beethoven ne soit pas adepte des symphonies à programme au sens habituel du thème, encore que la VIème puisse constituer une forme d’exception.
Il faut comprendre l’Homme chez Beethoven pour saisir son espérance et la résolution de l’espérance : la joie qui donc donne la paix. Destin incluant l’Homme et joie et paix, incluant divin
En effet l’Homme beethovenien s’éclaire par une autre série de mots clefs :
Destin – vertu – souffrance – Péché – Loin de Dieu – humilité.
Un second groupe de mots qui pose le divin beethovenien :
Paix – Ciel – Le Tout autre – Dieu – Christ – Joie.
Et enfin un lien qui est précisément le contenu et la finalité des musiques de Beethoven Espérance et combat
Quatre œuvres magistrales (non exclusives, mais il faut choisir) disent ces trois groupes de termes et les unifient, tout en les distinguant. Car c’est bien cela la dramaturgie beethovenienne, distinguer ce qui est distinct pour qu’un jour ce qui doit s’unir le soi.
Ces quatre œuvres ont été donnés en deux concerts célèbres voulus par le compositeur lui-même. Des concerts fleuves pour exposer sa pensée musico-philosophique.
Quatre œuvres pour dire l’homme – le destin – Dieu- l’espérance – la paix, regroupées deux par deux par Beethoven lui-même.
La Vème symphonie celle du destin et de la vertu
La VIème symphonie, celle de l’acceptation de la vie – le lieu à atteindre et lieu de combat, de celui qui remporte le combat (souvenez-vous nous sommes dans l’héroïsme).
La Missa Solemnis dit Dieu, dit l’Homme, mais dit plus encore la distance homme Dieu. Elle dit aussi l’incarnation et la paix
La IXème qui résout l’inachèvement de la Missa solemnis est celle de l’espérance, de la joie évidemment.
Prenons ces deux concerts l’un après l’autre.
Le concert du 22 décembre 1808 qui dure plus de 4 heures.
Nous sommes en pleine période héroïque (à comprendre comme nous l’avons exposé plus haut). C’est une certaine conception de l’Homme, mais aussi de la Révolution Française (il y aurait du reste tout un travail sur la France dans l’œuvre de Beethoven notamment avec le célébrissime concerto pour violon).
Rappelons-nous que la tragédie selon Schiller doit mettre en scène la capacité de l’Homme d’exception à surmonter sa souffrance. C’est la vertu de l’exemple qu’il s’agit de mettre en scène.
En musique, c’est le thème musical qui engendre l’œuvre. Ici, dans la Vème, et il est capital de le comprendre, le thème ne prend sens que dans un des traits fondamentaux de la pensée de Beethoven : la trajectoire de l’œuvre. Nous pourrions analyser des heures les compositions de Beethoven à la lumière de ce génie de la trajectoire qui donne l’unité globale et que bien des interprétations bafouillent.
Le thème on le connait, ce V de la victoire seriné encore et encore. Par là Beethoven témoigne de la victoire possible du pouvoir créateur de l’Homme sur la souffrance et sur la mort. Il donne en même temps une forme et une dimension musicale à la tragédie héritée de l’Antiquité, véritable mise en œuvre musicale des valeurs morales et humaines indispensables à l’émergence de cette humanité libre et heureuse (promise par la Révolution française).
C’est si fondamental pour Beethoven que c’est la raison de son peu de production d’opéra. Il disait lui-même ne pas pouvoir écrire les opéras de Mozart car ils y mettent en scène le vice, ce qui est inconcevable pour le maitre de Bonn. Non par pharisianisme, mais parce que c’est un contre-exemple héroïque.
Sans aller jusqu’à l’extrême de Wagner et Schopenhauer, il y a tout de même du Kant derrière tout cela : le combat de l’Homme, la vertu, le devoir (comme finalité morale) et la fraternité.
Le destin frappe dès l’ouverture et frappe et frappe comme une tempête tournoyante sur l’Homme. Du reste, il n’y a pas de résolution sur la fin de premier mouvement. C’est-à-dire que le rapport tonique dominante (note I et V de la gamme) n’est pas résolu, en d’autres termes cela ne finit pas. Le destin frappe et frappe et frappe. Mais, il faut attendre le second mouvement (lent) pour que l’évocation de marche triomphale résolve musicalement la trajectoire harmonique.
Mais au troisième mouvement, le destin fait son retour inlassable et très grave sur la fin du scherzo, plongeant dans le mystère de l’attente.
L’espérance humaine est dans un combat dont on attend l’issue. Il ne peut donc y avoir d’espoir sans combat (c’est une clef de compréhension fondamentale). C’est ainsi que s’ouvre le mystère de l’attente dans une marche suspensive qui reprend directement (couper briserait et la trajectoire de l’œuvre et son sens philosophique), qui reprend donc le début du scherzo : eh oui ! la vie et le combat ne sont pas linéaires. Il faut du temps pour le combat.
Et ce temps n’est autre que la vie qui précède la victoire.
Et ce temps prend du sens s’il est porté par l’espérance de la victoire donc s’il comprend le combat.
Mais, avec le finale non résolu, le destin l’emporte clairement. Il faut attendre la VIème symphonie qui résout précisément musicalement et donc philosophiquement la Vème.
Deux symphonies que Beethoven a voulu donner en un seul concert, à la suite.
Avec la Pastorale, l’ambiance change. C’est Goethe et Werther, la nature à imiter, cette nature que Beethoven aimait tant. Si l’on excepte l’orage, une sensation de bien-être prédomine largement.
Si la Vème est le tragique de la vie humaine, la VIème exprime, et ça c’est capital à comprendre, le consentement à la vie. Ce qui veut dire, réalisme, vérité, acceptation comme fondement, socle du vrai combat possible. Nous sommes en plein Aristote. Nous sommes aussi au cœur du Christ au Mont des Oliviers dont l’objet de la pièce est précisément le consentement de Jésus et non l’agonie.
Le consentement est déjà une sérénité, car les hommes vertueux affrontent, non pas l’imaginaire, mais la réalité et tentent non de s’en affranchir, mais de s’en rendre maître.
A la différence de la cinquième fuyante, nous avons là une grande stabilité de l’harmonie, parce que c’est le lieu de la vérité, parce que la réalité est un roc stable (le mot est lâché), parce que c’est le seul lieu d’un vrai bonheur possible, le reste n’étant qu’illusion donc… fugace.
Et parce que c’est en même temps le lieu de la paix possible, c’est donc aussi le lieu à atteindre, c’est le but, c’est… l’espérance.
Si le but de la Vème reposait sur la progression, dans la VIème, c’est précisément l’abolition de cette exigence. Le processus musical qui n’est plus tendu vers un but définitif (comme l’homme) peut s’épanouir et faire comme la nature, se développer, se reproduire à l’infini, comme le dessinent les multitudes de petits motifs simples de la VIème, c’est un véritable bourgeonnement que la stabilité, la paix rendent possible. Cet infini donne l’impression de vivre l’éternité dans l’instant. C’est le Carpe Diem de Beethoven, parce que, j’y reviendrai, la paix, pour Ludwig permet de servir Dieu.
Se pose alors une question …
Si la vie ici-bas est un combat qui soutend une espérance, celle de la stabilité, de l’éternité donc de la paix…
Quel est concrètement l’enjeu de ce combat ? Qu’est-ce que cette paix recherchée ?
Ce sera précisément l’objet du second concert non moins fleuve du 7 mai 1824.
Concert qui, entre autres, regroupent en une même unité la Missa Solemnis et la IXème, deux monuments.
La Missa Solemnis, c’est d’abord un changement dans la vie de Beethoven. Son vocabulaire sur l’Homme, sur le Héros, sur le « self made man » change.
Nous passons de la prière qu’il met sur la bouche du Christ au Mont des Oliviers
« Ô Père, donnes-moi courage, force et énergie » (le prototype du Héros qui se bat seul)
à cette prière qu’il fait lui-même
« Sois Mon roc, ô mon Dieu ! Sois ma lumière ! Sois à jamais le refuge où viendra s’abriter ma confiance. »
Clairement la confiance à changé d’objet, du héros elle passe au Créateur.
Avec la Missa Solemnis, Beethoven va sortir d’une crise profonde pendant laquelle Dieu lui est apparu comme seul recours possible. Romain Rolland va jusqu’à parler d’une période de « résurrection ».
En écrivant cette messe qui n’en est pas une au sens liturgique, Louis à voulu, délibérément, mettre son génie au service de Dieu. Il a voulu réaliser une composition à la gloire du Tout Puissant, l’éternel, l’infini.
Pour la première fois, une œuvre religieuse exprime la tension, la foi et le doute, entre sentiment d’abandon à Dieu et sentiment d’abandon de Dieu, à travers une attitude de prière tour à tour humble (Kyrie) volontaire (Credo), dramatiquement revendicatrice (Agnus), confiante (Gratias) ou terrifiée (Sanctus).
Il exalte la toute-puissance de Dieu (Gloria), met en scène le silence de Dieu (Ô miserere Pacem… sans résolution, j’y reviendrai, c’est le pivot des deux œuvres réunies en ce concert)
Il pose une nouvelle conception de la relation de l’Homme à Dieu
Dualité entre volonté et doute : l’hésitation d’un « credo» répété deux fois
Héritage de Kant posant l’homme d’abord dans sa finitude
Et c’est bien le dialogue de toute la messe (j’insiste on ne peut pas comprendre autrement la trajectoire bousculée de cette messe constituée de blocs), dialogue donc entre
La sphère de l’homme (tout cet univers construit autour du chiffre 4, et ce jeu tournoyant de quarte notamment)
La sphère du divin (ciel et éternité) construit sur le modèle du chiffre 3 des tierces notamment.
Ce que Kant résume ainsi : la loi morale en nous et le ciel étoilé au-dessus de nous.
Concrètement, la Missa Solemnis n’est pas que la mise en musique du texte liturgique. Elle en est l’illustration mot à mot. C’est une conception à grande échelle de l’action liturgique.
C’est une dialectique entre l’infinité de Dieu et les limites, la finitude de l’Homme.
Passer en revue la partition note après note serait passionnant, mais il faut se restreindre. Aussi choisirai-je quelques moments clefs pour illustrer la pensée, la foi de Beethoven.
Quelques éclairages sur cette dualité des mondes
Vous noterez d’emblée que dans le Benedictus, comme dans le Sanctus, qu’il s’agit du Dieu trois fois saint d’Isaïe (conformément, du reste à la tradition liturgique). Ce n’est pas l’épiphanie douce et joyeuse des anges de la nativité qu’utilisera plus tard Saint-Saëns pour son Oratorio de Noël : Ici Beethoven met en scène la puissance terrifiante du Tout Puissant (terme cher à Ludwig) de l’Ancien Testament.
Ecoutez le Pleni sunt, c’est un véritable mysterium tremendum C’est le Dieu Tout Puissant.
Le Kyrie est litanique aux trois personnes divines, il est suppliant, il tend vers Dieu mais reste une demande des hommes.
Venit en revanche exprime l’amour de Dieu pour les hommes.
Le Crédo est très intéressant, d’une part pour cette volonté affirmée de vouloir croire, d’autre part par le lien que Beethoven établit (tout au long de la messe) entre le Ciel et la métaphore de la vie éternelle, suggérée par le parallèle entre invisibilium et omnia saecula et Vitam aeternam.
D’autre part, sur le Descendit de Caelis, le piano subito (orchestration légère et sans violon) évoque la douceur du paradis et annonce le caractère inusuellement paisible et transparent de la fugue de Et vitam aeternam.
Les mondes sont séparés mais ont vocation à se rejoindre et c’est précisément le rôle du Praeludium, sans précédant dans l’histoire de la musique et que les liturgies Paul VI ne peuvent comprendre. J’y reviendrai dans un instant.
Revenons au Sanctus en forme de fugues qui campent deux représentations de la vie éternelle
L’éternité comme paix et douceur (notez le calme et la lenteur de la première fugue)
L’éternité comme lieu d’allégresse avec la seconde fugue énergique.
Le Praeludium quant à lui, c’est le moment de la transsubstantiation, c’est donc le point culminant de la messe et c’est aussi un changement définitif de tonalité. C’est le passage au canon de la messe et la fin de la messe des catéchumènes. C’est le passage de l’Ancien au Nouveau Testament, c’est le passage de la pensée terrifiante et sacrée (sanctus) au Dieu de la Nouvelle Alliance, le Christ dont l’image apaisante plane sur le Benedictus.
Le Praeludium c’est donc la mise en perspective entre le ciel et la terre, entre les choses divines et humaines qui dès lors ne vont plus s’opposer mais se confondre avec la descente du Christ sur l’autel. Portez attention au profil intervallique du violon en catabase de la tierce à la quarte.
De l’autre côté du Praeludium, sorti du Styx, le Christ est descendu sur l’autel
Arrive alors l’Agnus, habituel final des messes, mais pas ici. Nous sommes toujours en motifs de blocs qui se décomposent et se font face. L’Agnus pose le thème de la paix extérieure comme intérieure. Dans l’idée de la trajectoire beethovenienne de la partition, la perspective de tout ce parcours initiatique (différent cependant de l’héroïsme initial), est la paix, mais l’Agnus, comme la partition, comme l’œuvre, ne s’achève pas sur la paix, mais sur l’image d’inquiétude face au silence de Dieu : la paix se dérobe.
Il faudra attendre la Neuvième, dans le même concert, à la suite, pour résoudre en même temps que la tension harmonique, le mystère de la paix dérobée.
Revenons un instant sur le Gloria, effervescent, débridé, une sorte de fête ou d’ivresse de joie qu’on retrouvera d’ailleurs dans le second mouvement de la IXème : Dieu est la source et le lieu de la joie (Gloria et paix céleste)
L’espérance du combat de l’Homme c’est la paix que seul Dieu peut procurer. Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, sur le lien entre vertu et béatitude ne dit pas autre chose.
La IXème Symphonie
On ne peut la comprendre que dans la résolution du Pacem de la Missa Solemnis. C’est le récapitulatif du combat de l’espérance et l’expression réelle de la victoire finale bien plus et bien au-delà que la Vème symphonie.
Dans la Vème, l’Homme se bat contre son destin pour le maîtriser. Dans la IXème, l’Homme se bat pour la joie et la paix.
Si, indubitablement, les trombones campent l’ambiance religieuse, la ligne musicale tout au long de l’œuvre est la ligne de l’espérance qu’on tente de plomber et qui ressort… jusqu’à trouver la joie.
Le parallèle est évident avec la Vème et le destin, mais la finalité est ailleurs. Plus exactement, elle est plus loin, plus haut.
Le premier mouvement est très volontariste, c’est la dynamique de l’espérance que l’on retrouve dans la montée essoufflée du cycle des quintes. On y retrouve de courts moments de joie très proches de la Pastorale et du 3ème mouvement de la IXème. Avec des hauts et des bas, le Phénix renait, c’est une résurrection.
Il y a clairement deux forces en présences, mises en musique par les crescendos decrescendo.
Comparez à présent le second mouvement au Gloria de la Missa Solemnis. Avec les cadences suspensives dans la ronde, on trouve l’hésitation de la vie. Mais le tourbillon des cors offre une pause champêtre, de l’aloi de la Pastorale. Rappel de la place de la nature chère à Beethoven.
Les choses prennent plus de consistance avec l’aspiration des violons à aller vers le haut dans le 3ème mouvement.
Tout éclatant dans l’Ode à la joie. Ode et non hymne, car la joie n’est pas pour Beethoven une divinité, pas plus que la fraternité. Et je voudrais ici tordre le cou à cette récupération idéologique qui affadit considérablement l’œuvre de Beethoven.
La IXème, n’est absolument pas une hymne à la fraternité. La joie, comme la fraternité, sont conséquences et aboutissement de tout un cheminement (la vertu et l’abandon) au bout duquel (je cite les paroles de l’Ode) « Les hommes deviennent frères. » Parce que la finalité ultime, la résolution de la partition, comme du chemin c’est cette « belle étincelle divine » (repris comme finale). Car le siège de tout cela dans l’éternité, source de tout cela, c’est Dieu et l’endroit où « le chérubin se tient debout devant Dieu » (répété)
Pour Beethoven, la finalité ultime du héros, c’est de servir Dieu. Là est sa paix, sa joie, son accomplissement, son repos.
Pour conclure en peu de mots, nous avons là deux visions de l’Homme qui s’éclairent et se complètent.
Celle, initiale, du héros qui comporte les mots que nous avons relevés en ouverture : Destin, vertu, combat, espérance et finitude
Celle, affinée par le temps et l’épreuve, qui répond aux mots : Espérance, paix et joie.
Et en même temps ces visions se complètent, s’enchevêtrent, parfois triomphantes, parfois abattues, comme dans ses symphonies, la première étape conduisant à la seconde.
Mais tout étant résolu en Dieu, la IXème finit sur la tonalité de la Missa Solemnis Ré Majeur, tonalité du divin.
Ces notes sont inspirées des partitions, de la vie de Beethoven, mais aussi des travaux de la Revue Beethoven France, dont ceux de Bernard Fournier, notamment son étude poussée de la Missa Solemnis.