
En mettant Ravel au programme, les Flâneries musicales de Reims continuent d’honorer Rameau par un de ses plus grands et plus auto revendiqués descendants. Mais en choisissant La valse, c’est par une saisissante vision de la première Guerre Mondiale que Jean-Philippe Collard continue de célébrer celle qui devait être la der des ders !
La Guerre de 1914-1918 revêt une importance singulière pour Maurice Ravel. Patriote il fit des pieds et des mains pour être mobilisé. Pour autant, il refusa de suivre Debussy dans un nationalisme allant jusqu’à proscrire les jeunes compositeurs allemands ou autrichiens. Lui qui admirait Bartok ou Schoenberg ne pouvait se résoudre à un tel protectionnisme. S’il perdit sa maman en 1917 alors qu’il était démobilisé pour raison de santé, Ravel fut bien conscient que le monde perdit bien plus à l’issue de ce conflit meurtrier.
Dès avant la guerre il est question avec Diaghilev de composer une valse qui célèbrerait la grandeur de cette musique viennoise emblématique d’une époque et d’un art de vivre. Une musique joyeuse et virevoltante pour un ballet non moins étoilé alors même que les ballets russes font fureur à Paris. Mais le conflit en décida autrement. La composition fut ajournée et de ce contretemps surgit une toute autre musique mettant en abime deux mondes désormais irréconciliables. Un passé glorieux et joyeux à jamais perdu, pour une Europe irrémédiablement défigurée dont Ravel prévoyait qu’elle ne se relèverait pas. Une valse à trois temps certes mais en deux temps pour deux temps de part et d’autres d’un hémistiche infranchissable. Lorsque Diaghilev l’entendit (en présence de Stravinsky resté silencieux) en 1920 il la trouva superbe mais indansable ! Évocation de la déstructuration du vieux continent, cette fresque historique ne convenait plus aux paillettes merveilleuses des ballets.
Ici Ravel pousse son art de la précision et de l’orchestration au service d’une esthétique à deux entrées, comme un tournant de l’histoire et de la musique. Pourtant l’écriture ravélienne, nous le savons est restée la même, comme si tout de Ravel était déjà présent et déployé dans ses premières œuvres. Lui-même le dit, il s’est contenté d’épurer. Considéré comme par Stravinsky avec qui il se tenait à distance depuis l’affaire de la Valse, comme un horloger suisse, il travaillait sans relâche avec une incroyable précision pour trouver, comme l’un de ses auteurs de prédilection Poe, la bonne distance entre la sensibilité et l’intelligence. Si Debussy s’intéressait de près au son des instruments et cherchait leur rendu spécifique et l’épaisseur la couleur de leur timbre, Ravel, lui, pouvait passer des nuits et des nuits avant d’avoir trouvé LA note, celle qui transcenderait tout. S’éloignant de l’harmonie sans jamais renoncer à la tonalité, il revient à la mélodie et en véritable orfèvre choisissait avec minutie chacune des notes pour elle-même. Du reste, pour ceux qui sont réticents à Ravel, c’est sans aucun doute la meilleur clef de lecture, gouter chacune des notes, sa spécificité, son unicité en même temps que son rapport aux autres. Alors toute l’œuvre de Ravel s’éclaire d’une incroyable et aérienne suavité.