La cathédrale de Beauvais, Babel des temps modernes
Sur une splendide tapisserie de l’Histoire des Gaules, de 1530, nous voyons Belgius, 14ème roi des Gaules, descendant direct des Troyens et fondateur de Beauvais, poser devant la cité picarde telle qu’elle était au début du XVIème siècle. Au-delà de ce légendaire troyen, c’est César qui le premier tire les Bellovaques de l’anonymat de l’histoire. Au livre II de la Guerre des Gaules, il couvre ses vaincus des lauriers de la bravoure. « Premier parmi les Belges, par leur bravoure, leur autorité, le chiffre de leur population », ils se sont battus vaillamment pour ne se rendre que sous l’afflux des javelots légionnaires. Éloge d’un connaisseur qui fait, aujourd’hui encore, la fierté des beauvaisiens, bien que César ne situe pas vraiment la cité dans laquelle Corréus et ses braves s’étaient enfermés. Comme pour Alésia, il en décrit la toponymie, sans autre indication. Car l’actuel Beauvais fut fondée par le général romain lui-même, sous le nom de Caesaromagus, devenu Bellovaci au milieu du IIIème siècle. Centre important dès les premières années, la cité romaine est au carrefour d’un dense tissu de voies.

C’est à saint Lucien que les Bellovaques doivent leur première évangélisation. Martyrisé, il fut décapité et, comme saint Denis, il marcha trois milles, la tête sous le bras jusqu’à l’actuelle Notre Dame du Thil, où Childéric Ier fonda l’abbaye qui porte son nom et dont nous pouvons encore voir le mur d’enceinte, ceignant aujourd’hui d’affreuses barres d’immeubles. C’est ici que, des années plus tard, le fils de François Ier succombera autant de la peste que de la folie orgueilleuse de son sang. Se pensant, à la suite de son père, invincible, il imaginait que la peste ne pouvait l’attendre. Et pour le prouver il se promenait au milieu des pestiférés.


Le grand incendie de 1180, en ravageant une partie de la ville, n’épargna pas la vieille cathédrale construite en 949 par l’évêque Hugues. Commença alors le fabuleux aveuglement face auquel les artisans de Babel ne pâliraient pas. En 1225, le comte-évêque, Milon de Nanteuil, et le chapitre Saint-Pierre se lancent dans ce qu’ils souhaitent être le plus grandiose édifice du temps. Or ceux de Beauvais vivent dans l’ombre un peu humiliante d’Amiens qui déjà avait surpassé Paris. Avant même la gloire divine, les bon pères et évêque, tout autant que les bons bourgeois, entendaient, par ce monument d’une dimension inédite, célébrer leur propre gloire.
Si elle avait été achevée, la cathédrale Saint-Pierre de Beauvais eût été la plus vaste du monde. Mais pour que les 117 mètres de long eussent pu voir le jour, il eût fallu détruire une des tours du palais épiscopal. Il y a fort à parier que le comte-évêque, en conflit permanent et souvent violent avec la ville, n’eût en aucun cas laissé abattre cette tour, tournée significativement vers l’intérieur de la ville.

Vanité des vanités, ils se lancèrent dans la conception d’un monument gigantesque dont l’assise se révéla très vite insuffisamment pensée. Les fondations du chœur furent creusées à partir de 1247. Sur celle-ci s’élevait une hauteur de voûte jamais atteinte. Mais l’écartement des piliers était excessif. Et le 29 novembre 1284, les voûtes s’effondrèrent, ne laissant droite que l’abside. 54 ans furent nécessaires pour réparer la « grande ruyne ». Mais il fallut attendre 1322 pour à nouveau y célébrer le culte. La guerre de cent ans mit fin provisoirement à l’aventure. Demeure cependant celui devant qui Renan s’extasiait, « l’inconcevable chœur de Beauvais », avec ses voûtes d’ogives les plus élevées, culminant à 48 mètres, fait de lumières et d’équilibre. Limites gothiques jamais repoussées ensuite qui abritent aujourd’hui encore des trésors de beauté. Les vitraux ou le cloître, mais aussi l’incroyable horloge astronomique, rehaussent d’éclat cet ensemble unique dont la construction fut reprise à la fin du XVème siècle.
Une souscription fut lancée et les architectes se remirent à l’œuvre, tandis que les chanoines rêvaient encore de Babel. Le portail nord fut fermé, mais l’idée d’une haute flèche obsédait le chapitre. Commencée en 1563, elle fut achevée trois ans plus tard. Illuminée lors des fêtes, elle donnait le spectacle d’une féérie sans pareil.
On décida alors une « bravade aux lois de l’équilibre » en y posant, à 153 mètres au-dessus du sol, une croix, sans étayer les piliers d’assises. Charles Fauqueux, dans Beauvais et son histoire, nous livre le drame qui va suivre. « Dès 1567, on procède à une visite minutieuse de la construction, par précaution, sans doute pour calmer les appréhensions. En 1571, on ôte la croix de fer jugée trop pesante. Les jambes, en effet, semblent fléchir. Des experts venus de Paris (1572), constatent que « les quatre gros piliers qui porte les gros arctz doubliaux de la croyse… sont pendans et deversez… vers et du côté de ladyte évesché et ladicte vieilleez eglise… le tout tirant au vuide et faulte de boutées et contre boutements contre iceux. » Il y a lieu, dit le rapport des experts, de construire des murs de soutènement entre les piliers de la croisée (…) Le déversement s’accentue. Le 17 avril 1573, on loue des ouvriers. Le 29 on avise à étançonner les piliers. Trop tard ! Le 30, jour de l’Ascension, à 8 heures du matin, la merveille s’effondrait. Un « orage » de pierres s’abattit sur la chapelle dite du Saint-Sacrement où un prêtre et un jeune clerc furent blessés. (..) Il fallut trouver de l’argent pour réparer le désastre. »
Le chapitre dut emprunter et vendre ses joyaux, l’évêque son hôtel de Paris. Si les voûtes furent réparées, la merveille de pierre fut remplacée par un petit clocher de bois, moignon, témoin de l’orgueil et de la fragilité des hommes. Après les affres de la Ligue, l’argent manqua une nouvelle fois, alors que l’art gothique était passé de mode. En 1605 on acheva de fermer la nef par un gros mur et on classa aux archives les projets d’extension. Sit transit gloria mundi.