Manichéisme et sortie de crise : où sont nos vrais problèmes
Avec la crise du coronavirus, la société et l’économie subissent un choc violent. Beaucoup espèrent que ce sera l’occasion d’un choc salutaire ; et effectivement ce serait indispensable. Encore faudrait-il ne pas succomber aux sirènes du manichéisme.
A côté des tenants du « système » tel qu’il fonctionne actuellement, et qui espèrent au plus vite que tout revienne au plus tôt comme avant, il y a en effet les amateurs de solutions simples. Un des schémas favoris de nos dialecticiens en herbe, c’est l’opposition entre un bloc liant le mondialisme, la finance, la spéculation, le capitalisme, la désindustrialisation, les marchés et la surconsommation, qui s’opposerait à un bloc vertueux mêlant l’Etat, le service public, la protection sociale et la solidarité. Il y a beaucoup de vrai là-dedans, mais aussi beaucoup de naïveté, de simplisme, et même de franches erreurs. Rappelons quelques faits simples.
D’abord, la crise actuelle n’a rien à voir directement ni avec la finance ni avec la spéculation. Ce n’est pas 2008. Elle n’est même pas d’origine économique. Bien sûr, elle a mis en évidence les terribles méfaits de la mondialisation commerciale et industrielle avec son culte des flux tendus et des délocalisations et ses concentrations de production en Chine, qui nous laissent terriblement démunis. Mais si la finance y a contribué, cela se serait fait tout autant sans elle. Parce que les entreprises intéressées et les consommateurs y ont beaucoup gagné ; parce que l’idéologie mondialiste était partout, à commencer par les traités européens ; parce que l’on a remisé l’indépendance nationale aux oubliettes. On dira que la finance a à voir avec la terrible fragilité de notre système, du fait de son endettement démentiel. Et on aura raison. Sauf que, pour s’endetter, il faut le vouloir. Ce ne sont pas les marchés financiers qui obligent les Etats à s’endetter, c’est leur incapacité à contrôler leurs déficits, donc à choisir politiquement. Sans compter que le surendettement mondial résulte largement de la politique monétaire et budgétaire.
Ensuite on dit que si nous sommes sous-équipés sur le plan médical, notamment dans nos hôpitaux, c’est la faute de l’austérité, des marchés, ou de Bruxelles. Là encore, ce n’est pas sérieux de la part d’un pays dont les pouvoirs publics canalisent 56 % du PNB. Il est donc évident que ce n’est pas la dépense qui manque chez nous ; mais qu’elle est mal utilisée, voire très mal. On parle de démantèlement du service public, ce qui veut dire qu’on pense qu’avant, cela allait mieux. Mais justement, avant, la dépense publique était plus faible qu’aujourd’hui. Comment faisait-on ? Comment fait la Corée qui se tire mieux que nous de la crise alors que ses dépenses de santé rapportées au PNB représentent la moitié des nôtres ? Comment se fait-il qu’on n’ait pas investi massivement en masques et tests, qui ne coûtent pas cher ?
Un point central commun : nous sommes mal gérés. Pas par ce seul gouvernement, mais depuis longtemps. Parce que la décision est bureaucratique et corporatiste, qu’elle gère la contrainte budgétaire selon la résistance aux économies et non selon les vraies priorités, parce qu’elle est incapable d’investir sur l’avenir, parce que pour elle la précaution c’est de bloquer ce qui est nouveau, et non pas prendre ses précautions pour l’avenir.
Oui, le changement est nécessaire. Mais il suppose de démonter les dichotomies simplistes et de regarder les points qui font mal. Oui, il y a un rôle majeur pour l’Etat, un rôle accru, mais pas pour un Etat plus gras, au contraire : pour un Etat plus concentré mais avec des priorités claires, notamment de régulation et de protection ultime, avec de vrais décideurs à sa tête.
Et il ne faut pas oublier que la société ne se réduit pas à l’Etat. Que la société civile ne se réduit pas à l’économie ou au capitalisme. Que l’économie d’entreprise et de marché se réduit pas au court-termisme ou à la spéculation. Encadrer les marchés, et par exemple supprimer les droits de vote des spéculateurs, oui, bien sûr : qui investit dans une entreprise doit lui être fidèle. Mais cela ne suffit pas.
Il faut en fait un nouveau pacte entre la société et l’Etat : définissant ses actions prioritaires, sur le long terme (et donc en écologie aussi) mais sans faire marcher la planche à billet ; protégeant ses secteurs clefs et remisant l’idéologie mondialiste, mais sans fermeture ni repli ; contrôlant et régulant énergiquement ses marchés et sa finance, sans les tuer ; libérant l’initiative, mais cultivant le dévouement à la chose publique.
Ce dernier point est essentiel. On voit les pays de l’Asie libre, Corée, Taiwan, Singapour, Hongkong, voire Japon plutôt mieux réagir que nous, avec moins de contraintes. Espérons que cela se poursuivra. Mais d’ores et déjà une leçon est claire : ces pays ont une culture imprégnée de la chose publique, du bien de la société, non par action de l’Etat, mais dans l’esprit des citoyens. C’est peut-être du confucianisme, reste que c’est non seulement vertueux, mais bien utile. La deuxième erreur à répudier, après notre culte de la bureaucratie et nos capitalistes avides, c’est donc notre individualisme pathologique.
Pierre de Lauzun
Paru sur le Figaro Vox 31 mars 2020.
Source : Propersona