Il est courant, dans les rangs des économistes contemporains, de percevoir l’animation croissante liée aux nouvelles capacités de mesure offertes par la perpétuelle révolution cybernétique. De ces possibilités formidables est née une opposition déterminée quant à l’incapacité d’une économie planificatrice (entendre communiste) à gérer une société dans son ensemble, par le biais de ce qui apparaitraît comme les surhommes de notre âge. Mais la fallacie inhérente à ce raisonnement (l’excellent article de Lucas Engelhardt sur ce sujet est suggéré ci-dessous) n’est pas notre sujet immédiat de palabre. Sera débattue, que dis-je combattue, l’idée même de donnée agrégée* comme source de vérité certaine et inéluctable au sein d’un monde pourtant en éternelle évolution.
Car cette fanfare inénarrable de chiffres en quête de proies à séduire connaît un environnement privilégié en le royaume statistique. En effet, la force du quantifié doit surpasser la gouaille tenace et parfois trompeuse de la logique verbale, n’est-ce pas ? Selon l’expression consacrée, puisque le démon se cache dans les détails, assurément ceux-ci sont outrepassés par les mathématiques.
Cette idée, commune à une majorité de penseurs des sciences morales, est, semble-t-il, une erreur d’appréciation, aux causes multiples, au sein desquelles la bonne intention n’est sans doute pas absente. Voici cet effrayant cortège d’errances malencontreuses.
Tout d’abord, intéressons-nous à l’origine de cette démarche globalisatrice.
Un pour tous, et tous…pour tous.
La volonté d’atteindre une justesse considérée comme authentiquement scientifique (au goût des sciences physiques) est issue en premier lieu d’une proche cousine de l’économie, soit la sociologie. Aujourd’hui, l’immense majorité des sociologues appartient à l’école holiste, qui, précisément, entend démontrer ses positions en appliquant sa pensée à des masses d’individus, selon des critères tels que le sexe, l’âge, le milieu culturel, pour en déduire des « lois » jugées inaltérables. Rappelons simplement à titre d’exemple l’analyse traditionnelle de Pierre Bourdieu, qui développa la fameuse « lutte de classes » de Karl Marx jusqu’à distinguer des capitaux sociaux, culturels et financiers pour, justement, classer chaque homme dans sa case prédestinée. Ceci peut être interprété comme une négation totale de la conscience par et pour soi. Il est bon d’être au fait de cette racine méthodologique de la statistique économique.
Qui peut le moins…ne peut rien
Une autre source provient de l’arrivée massive de mathématiciens dans la science économique, dont l’un d’entre eux, Gérard Debreu, a contribué au renouveau d’une école entière (laquelle, par ailleurs, se perd dans les méandres d’un monde stable, hors du temps et, pourrait-on penser, du sens commun, pour ne jamais s’abaisser à considérer cette chose innommable que l’on appelle réalité). Cet économiste franco-américain fut Prix Nobel d’Economie pour ses travaux en 1983.
Enfin, un certain complexe d’infériorité frappait les économistes quant à leur manque d’exactitude, de par cette absence de gestion mathématique des faits observés, face à leurs collègues physiciens notamment. A ce titre, il est éloquent de citer Léon Walras, l’un des fondateurs de l’introduction systématique du calcul algébrique dans l’économie, dans le préambule de son oeuvre majeure :
« L’astronomie de Kepler et la mécanique de Galilée ont mis de 150 à 200 ans à devenir l’astronomie de Newton et de Laplace et la mécanique de D’Alembert et de Lagrange…Alors l’économique mathématique prendra son rang à côté de l’astronomie et de la mécanique mathématiques : et ce jour-là aussi, justice nous sera rendue. »
Sans nous appesantir sur le caractère prétentieux et vaguement puérile de telles affirmations, ajoutons simplement que ces lignes furent écrites en 1870. Ne reste qu’à contempler le succès éclatant de « l’économique mathématique » dans sa gestion du monde qui l’entoure…si ce monde est bien le nôtre. Le doute reste permis.
Mais outre cette salve humoristique, une considération dramatique est ici professée, comme allant de soi : l’homme est donc semblable à l’atome, et ses actes ne sont donc que ceux de tas de chair enrobant quelques nerfs perdus ça et là dans un dispositif musculaire complexe. Une telle fiction nous fait nous interroger sur l’humanisme, voire l’humanité, de ses créateurs. Nous n’évoquerons pas leurs passeurs par courtoisie.
Admettons cependant cette idée, comme principe fondateur. Admettons que ce déterminisme soit un fait scientifique, que notre nature même est réductible au niveau moléculaire. Et attardons-nous sur les conséquences de ceci : si l’homme est manipulable et dominable à ce degré de précision, quid de l’observateur, aussi bien intentionné fut-il ? Le proton peut-il juger le neutron et projeter son acte à venir ? Même en considérant ces prémisses douteuses, le paradoxe demeure donc.
Ces quelques critiques ne sont pas suffisantes en elles-mêmes. L’on ne peut qu’inciter nos lecteurs à se diriger vers les écrits de Friedrich Hayek (prix Nobel en 1974), Murray Rothbard, Henry Hazlitt entre autres. Une courte mais solide bibliographie sera offerte à cet effet.
*Un agrégat est un phénomène du commun, ou microéconomique, additionné à ses semblables pour former un ensemble destiné à générer un indice de mesure globale. L’on gagne ici en prétention ce que l’on égare en précision.