Le colloque des morts (Charles Maurras)
« Je nourris dans mes espérances… »
Sophocle, Antigone
Le poète
I
– Les compagnons deviennent rares.
Ô chers témoins du souvenir,
Qu’est le destin qui nous sépare
Et saura-t-il nous réunir ?
Je ne peux plus, même à voix basse,
Implorer, de ces mots fervents
Que sut tout homme de ma race,
La charité d’un Dieu vivant
Et nos augustes conseillères
Les grandes lois de l’Être font,
Immobiles dans leur lumière,
Un silence qui me confond,
Mais toutes choses sont permises
Que le Tyran ne défend point :
Rien n’apparaît qui m’interdise
De rêver votre vie au loin.
II
Ô vous, ô vous, personnes blanches,
Pures des maux déjà soufferts,
Je vous distingue sous les branches
Du clos de myrte toujours vert.
Le long des souples asphodèles
S’éveillent des grands yeux surpris,
Je reconnais mes cœurs fidèles
Dans l’entrelacs du tamaris.
Vous n’êtes pas les formes vaines
Qu’une pensée en deuil revoit :
Que la présence soit certaine,
Que le bonheur aussi le soit !
– Vous êtes là, je veux entendre
Cette boule de votre sang,
Ce battement sonore et tendre
Qui nous consterne en faiblissant.
Vous revivez tels que vous fûtes
À la fleur de vos mouvements
Dans le rayon de la minute
Où vous étiez parfaitement.
Esprits vêtus de chair ignée,
Souverains maîtres d’un beau corps,
Celui qu’usèrent les années
Dans le caveau repose et dort.
III
Il a suffi d’une parcelle
Rayonnante de votre cœur
Qui, par les routes immortelles,
Choisît son vol vers les hauteurs.
Elle a laissé terres et lunes
Au même point qui s’effaçait,
L’orbite immense de Neptune
Loin d’elle s’évanouissait,
Elle a traversé dans sa course
La zone où brûlent le Lion,
Le Sagittaire, les deux Ourses
Et l’énigmatique Orion,
Elle a cueilli de sphère en sphère,
Comme de trésor en trésor,
Ce qui manquait à sa matière,
Ce qu’il fallait à son essor :
Pour renflammer les énergies
D’un vouloir âpre et combattu,
Broyant les herbes de magie
Avec les pierres de vertu,
Du vent de toutes les prières
Gonflant la toile de ses vœux
Et, par l’horreur du flot stellaire,
Recommandée à tous les dieux,
Elle a cherché, trouvé, que dis-je ?
Elle a peut-être fait jaillir
Des puits d’abîme et de vertige
Cette étoile de son désir.
IV
L’âme
– Vous m’attendiez, mes sœurs, mes frères,
Ô chères têtes, cœurs vibrants !
Des solitudes de la terre
Je me suis sauvée en courant.
Rassasiée, insatiable,
J’aimais tout, je ne voulais rien.
Ô vanité du grain de sable
Qui n’ignora que son vrai bien !
Mais votre deuil avec sa plainte
De regrets répandus trop tard,
Ce grand passé mort dont l’enceinte
Ne se franchit que du regard,
Tous ces points vifs de nos blessures,
Comme de membres amputés,
Font reconnaître la nature
De la profonde humanité !
Plus que l’amour la mort est sage,
L’épreuve immense seule instruit,
Mais les lumières d’un orage
Auraient pu dissiper ma nuit :
Souviens-toi, nous lisions ensemble,
Toi ce beau livre, et moi tes yeux.
Ta voix frémit, ma bouche tremble,
Tu fleuris du baiser de feu,
Je voulus te louer : – Brillante !
Le bonheur me chassait de moi
Et la parole défaillante
Cria, sanglota, j’étais toi !
V
Ce qui n’était que la merveille
Des rares fêtes de l’amour
Devient, quand l’âme se réveille,
Son pain doré de chaque jour.
Elle voit à l’œil nu les fibres
Qui de son cœur aux autres vont,
L’attachement, qui nous rend libres,
À l’ombilic dont nous vivons :
Quelque avenir qu’elle imagine,
Tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle a
Dit le baiser de l’origine
Qui la conçut et l’appela,
Les millénaires sympathies
De milliers d’êtres confondus,
La même ivresse ressentie
Par tant de couples éperdus :
Âmes sans nombre qui s’aimèrent,
Elles s’aiment en nous toujours,
Brûlant l’autel où s’allumèrent
Nos amitiés et nos amours !
Comme, au déclin de ses beaux membres,
Le saint oiseau se couche et meurt
Sur le charbon de myrrhe et d’ambre
Où renaît toute sa vigueur.
Ainsi tu es, je suis, nous sommes
Les cendres vives d’un foyer
Où sans attendre l’âge d’homme
Tout recommence à flamboyer,
Les feux sacrés rouvrent leur aile :
Sans rien admettre, quelle foi
Souleva ma jeunesse et quelle
Frénésie à sortir de soi !
Qu’est-ce donc qui tordit ces flammes
Et les rebrousse contre nous ?
Qui met la guerre entre les âmes
Et divisa ce cœur jaloux ?
– Ô Déesse génératrice
Des hommes et des animaux,
L’ordre est voulu par ta justice
De mesurer aux biens les maux.
Par toi s’élèvent de l’écume
Les miracles de la beauté,
En toi ruisselle l’amertume
De la parfaite volupté.
Tu nous décernes les couronnes
De l’amoureuse et de l’ami
Et tes oublis nous abandonnent
Aux vengeances de l’ennemi.
Ta douce loi dans nos entrailles
Honore le visage humain :
Ô déité des funérailles,
L’homme vit l’épée à la main.
Ce favori de Prométhée
À ton sourire eut une part :
Baise sa face ensanglantée
À l’embrasure du rempart !
Nous étions nés pour nous suspendre
À la guirlande du désir :
Le bien gagné reste à défendre,
Le nécessaire à conquérir.
Ta vie en fleur offrit sa rose
À ceux en qui l’amour a lui :
Hélas ! d’aimer la moindre chose
Je meurs de haine jour et nuit !
VI
Le chœur des âmes
– Ne parle plus de ces choses,
Hors desquelles tu bondis,
Fugitive qui te poses
Au bord de nos paradis,
Voyageuse qu’ont lassée
Les flots de haine et d’amour,
Beaux yeux de biche blessée
Ouverts et clos tour à tour,
Frémissante créature,
Air et foudre, neige et feu,
Qui gonflas ta veine impure
Du désir des demi-dieux,
La lumière qui t’inonde
Ô grain d’ombre qui vécus,
T’ouvre enfin le seuil d’un monde
Où l’esprit n’est pas vaincu !
Regarde, rien ne s’oppose
Au passage de nos cœurs,
Nos vœux, entends, se composent
À leur place dans le chœur,
C’en est fait des réticences
Qui gémirent dans ta voix,
Ni parole ni silence
Ne trahissent plus ta foi,
Aucun doute ne résiste
Aux splendeurs, aux puretés
Du rayon que tes vieux Mystes
Sans le connaître ont chanté,
Éternelle, Universelle,
Sans aller et sans venir,
Tu peux replier les ailes
Qui soutinrent ton désir :
Au plus chaud d’une tendresse
Qui ne se démente plus,
Vois quel mode d’allégresse
Choisira ton cœur élu,
Au penchant de nos prairies
Cent et mille ne font qu’un,
Unanime rêverie
Des volutes d’un parfum,
Volupté, béatitude
Qui devancent le soupir,
Idéale plénitude
Qu’il suffise de sentir !
Mais, suivant des destinées
Plus puissantes que la mort,
Même ici, l’âme bien née
Veut l’amour et veut l’effort.
Laissons errer une troupe
Dont les vœux sont indistincts,
Laissons fumer une coupe
Aux nuages incertains,
Laissons fuir et se répandre
Leur désir illimité :
Vers nous seuls nous pouvons tendre,
Combles de félicité !
Seule à seule, nos personnes,
Ivres des printemps du ciel,
Se reçoivent et se donnent
Dans leur feu spirituel,
Te connaissant toute entière,
Mon désir est plus profond
Si mes gouffres de lumière
Pénétrés te satisfont.
– Au delà des promontoires
Où s’élèvent nos bonheurs,
Quelle est cette arche de gloire,
Certitude de mon cœur ?
Qu’est le souffle qui t’emporte
Et la serre qui m’étreint,
Quelle grâce douce et forte
Dans nos cœurs et dans nos reins,
Et, flambeau de pleine aurore,
Désespoir de toute nuit,
Ce grand astre qui dévore
Et sans terme reconstruit ?…
VII
Le poète
– Quel sens humain recevront ces paroles ?
Je ne les dis qu’aux amis anciens
Que j’ai connus sur les bancs de l’école :
Entre eux et moi la Mort est un lien.
Compagnons de lointaine adolescence,
Dites-nous s’il vous souvient comme à moi
De ces beaux soirs de haute incandescence
Où nous offensâmes la loi des lois ?
Jamais dans ses longs adieux à la terre
De la cime enflammée où bat son cœur,
Le soleil n’avait laissé son mystère
Développer cette amère splendeur.
Le globe en feu sur le parvis des ondes
Ouvrait l’ample chemin de pourpre et d’or
Où, pèlerins de la beauté du monde,
Couraient nos yeux comme un navire au port
Et nous buvions la topaze brûlée,
Nous nous gorgions de ce rubis sanglant,
Aussi longtemps que sa flamme exhalée
Auréola l’éphémère semblant.
Sainte beauté qui doit être immortelle,
L’heure des dieux ne se consomme pas :
Comment, clarté victorieuse, est-elle
Précipitée à de nouveaux combats ?
Nous le demandions au roi de l’Espace
– Ô mon Dieu, ce n’est pas toi qui nous fuis,
Mais la Planète où nos figures passent
Qui nous emporte au-devant de la nuit !
Livide hostie offerte à l’arche sombre
Qu’épanouit le ciel oriental,
Je suis lié dans les chaînes de l’ombre,
Je suis traîné sous le porche fatal.
Ô toi que nous appelions Terre-Mère,
D’où vient ton vol contraire à mon amour ?
Je suis né, je suis fait pour la lumière,
Accorde-moi d’éterniser le jour.
Tu le feras si ton cœur est le même
Qui Prométhée, Icare et Dedalus
A consumés de l’éternel problème
D’une clarté qui ne s’éteigne plus !
Tant de héros qu’engloutit ton abîme
L’ont reconnu, mesuré peu à peu !
Chaque sillon de la chute sublime
Nous approcha des semences du Feu.
Déjà, le Nombre asservi sait résoudre
Au vol du Temps l’Espace illimité :
Tu nous donnas les chevaux de la foudre.
J’attelle un char à leur galop dompté
Et, si tu veux, ô bénigne déesse,
À mes genoux, de tes flancs, va sortir
L’heureux Quadrige égalant ta vitesse
Pour la contredire et l’anéantir !
Tu presseras la fuite de ta roue :
Ma merveille d’art mortel obtiendra
De regagner du côté de sa proue
Ce que ta poupe immortelle perdra.
Je fends ton air, effleure ton écorce,
Tes mers, tes monts enfuis derrière moi,
Et m’affranchis, esprit devenu force,
De la fureur du céleste charroi :
Ô jours, ô nuits, ô cadence des heures,
Et vain conflit de leurs signes ardents !
Dans l’immobile infini tout demeure
Si j’ai cinglé d’aurore en occident.
Hôte et nocher de la pompe que l’astre
Accumulait à ce ponant vermeil,
Comme amarré sur un fauve pilastre,
J’aurai jeté l’ancre dans le soleil !
– Équilibré dans la clarté profonde
Qui nous sauvât des nocturnes horreurs,
J’ai renversé la manœuvre du monde
Et l’ai soumise à la loi de mon cœur :
Reine du cœur, immuable Hespéride,
Purifiés de l’étoile du soir
L’air et la mer ont effacé leurs rides :
Toujours t’entendre et sans cesse te voir !
Monte avec moi sur la nef magnifique :
Le saint flambeau qui ne se couche plus
Dore à jamais une seconde unique
D’espoirs comblés et de vœux révolus !
Comme les jours, les saisons, les années
Épargneront leur offense à nos corps,
Nous abordons à l’île fortunée
Où des vivants se sont ri de la mort…
Charles Maurras, 1921