« Il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange … Il n’est point de si doux apprest pour moi, ni de sauce si appétissante, que celle qui se tire de la société. » (Montaigne, Essais, III, 13)
Si se nourrir répond à un besoin pour entretenir sa vie, son corps, préserver sa santé, lutter contre la mort, manger est aussi – doit être aussi – un plaisir. Le repas en commun, dans la plupart des cultures, est une pratique sociale et culturelle qui permet de savourer le plaisir de manger et de boire en bonne compagnie. C’est un moment festif et réciproquement, pas de fête sans repas ou consommation de boisson euphorisante ou rafraîchissante.
Autour de la table, à la même table se vit une sociabilité que l’on veut chaleureuse, réconfortante, qui apporte du plaisir, un certain bonheur. Manger ensemble crée ou conforte les liens entre les convives. Le repas est une célébration dont les acteurs doivent respecter certaines règles : manières de table, variables et codifiées selon les cultures, et respect des autres convives.
La consommation en commun de la même nourriture ou de la même boisson fonde ou renforce la communauté, crée ou entretient des liens entre les convives. Ainsi dans la cité grecque, la consommation ritualisée collective de la viande d’une victime dûment sacrifiée, partagée et cuite selon certaines règles, crée entre les citoyens une identité qui soude la communauté civique ; c’est un repas d’égaux à parts égales qui comportent néanmoins certaines parts d’honneur. Au symposion, la consommation ritualisée du vin entre les buveurs réunis en petit nombre dans une demeure privée et qui reçoivent les coupes puisées au même cratère, crée et manifeste une sociabilité d’affinité.
Mais plus que la consommation du même aliment ou de la même boisson, c’est le partage convivial qui est créateur de sociabilité. Cicéron expliquait : « Nos ancêtres ont eu bien raison de donner le nom de conuiuium (vie commune) à une réunion d’amis accoudés autour d’une table, en pensant qu’elle implique une communion de vie (coniunctio uitae) ; ils firent mieux que les Grecs qui l’appellent soit compotatio (beuverie commune), soit concenatio (mangerie commune), semblant ainsi priser ce qui en l’espèce compte le moins ». Allongés et accoudés en demi cercle autour de la mensa (sorte de guéridon qui pouvait être apporté tout servi), les commensaux ne sont pas seulement des co-mangeurs ou des co-buveurs, mais des convives.
Le repas partagé est instrument et symbole de sociabilité : c’est le conuiuium (vivre ensemble) ; on parle alors de convivialité. Ce terme apparaît au XIXe siècle sous la plume de Brillat-Savarin lié au plaisir de la table, puis il a pris un sens plus large. On parle alors plus précisément de commensalité comme réunion à la même table : mensa.
Dans des sociétés où, pour la majorité de la population, la pénurie alimentaire – famines, disette – est un risque plus ou moins endémique, avec parfois des moments d’abondance, la frugalité quotidienne est agréablement coupée par des ripailles collectives, moment essentiel de convivialité. Le temps du banquet vient rompre le temps quotidien, dont il est qualitativement différent. Le repas festif, de l’Antiquité à nos jours, joue le rôle d’opérateur de cohésion sociale.