Vendredi 13 octobre 1868, le Cygne de Pesaro s’éteint à Paris à l’aube de sa dix-neuvième année bissextile, achevant une vie passionnément riche… en calories peut-être plus encore qu’en musique. Ce prodige fécond, adulé des « dilettantes » de ce jeune siècle désabusé que Musset nous décrit si bien, a traversé le temps en s’élevant très vite au firmament des compositeurs à succès.
Né un 29 février, il puisa dans cette originalité, cette soif de vivre dont il s’abreuva comme à la fontaine de jouvence. L’homme compose vite, très vite. Un coin de table, entre deux tranches de mortadelle choisie en fin connaisseur, suffit aux plus grands airs d’opéras du jeune prodige.
S’il commence sa carrière de compositeur dès 1804, il n’a que 14 ans lorsqu’il écrit son premier opéra, Demetrio e Polibio qu’il crée à Rome. Après quelques essais en musique sacrée et autres partitions instrumentales, il se donne totalement à l’opéra et particulièrement à cet opéra bouffe qui correspond tant à sa conception joyeuse de la vie et à son esprit d’où jaillissent les traits les plus spirituels et les plus appréciés de la haute société de son temps. Si ces premières sont, la plus part du temps, des échecs (en italien fiasco) dans la capitale de la chrétienté − en témoigne la légendaire création huée du Barbier −, ses airs simples et enlevés se répandent comme une trainée de poudre à travers toute l’Europe. Les grandes salles se l’arrachent, les princes se le disputent et Naples lui fait un pont d’or − qu’il accepte − par l’intermédiaire de Barbaja, son directeur, dont la fortune est due à l’invention de la crème éponyme mêlant chocolat et moka. L’ascension de ce fils de corniste et d’une seconde voix est fulgurante malgré les fiascos et la critique conservatrice très acide contre ce tonitruant, Tambourassini, caricaturé de mille manières entre grosses-caisses, cloches, clairons et trombones, piétinant violons et autres flûtes.
Représentant d’une école et d’un art de vivre, il est accueilli comme un prince victorieux lors de son premier séjour parisien qui n’est qu’un vaste banquet entrecoupé d’hommages musicaux où le Tout-Paris défile, tandis que les ensembles de la ville viennent nuit après nuit donner la sérénade sous ses fenêtres. Il a 28 ans lorsqu’avec son épouse, la diva Isabella Colbran, il s’installe à Paris. Commence alors pour lui une vie de plaisir sans fin. Il avait décidé qu’à trente ans il cesserait de composer pour s’adonner aux plaisirs de la vie. Et il tint à peu près parole. Après les grands succès que l’on connaît, il vivra largement du fruit de son travail et de cette notoriété qui demeurera intacte alors même que le maestro n’écrit plus. Comblé d’honneurs, il commettra çà et là quelques pièces en attendant le retentissant Guillaume Tell, reçu en demi-teinte à Paris. Blessé par cette froideur, lassé de ses démêlés avec l’administration de Louis-Philipe, il se retire alors dans sa chère ville de Bologne.
Désormais seules les recettes les plus diverses rythmeront sa vie. Il n’est pas une lettre qui ne parle cuisine ou charcuterie. Rossini est goulu à l’extrême lorsqu’il évoque l’huile de Buti de Pise, truculent dans les conseils œnologiques qu’il donne à son père. Les repas sont interminables et s’ouvrent sur de nouvelles agapes que le cigare vient à peine entrecouper. Malade de tant d’excès sur une constitution déjà chahutée, il retourne à Paris pour se soigner y recevant le même accueil triomphal. S’il n’écrit plus son aura reste inaltérée. Paparazzi et admirateurs le suivent partout. Son retour déclenche une fièvre passionnée que la réception en demi-teinte de Guillaume Tell n’a pas calmée.
Requinqué sinon guéri, il regagne l’Italie et reprend un peu d’activité, sans vraiment composer autre chose que des pièces de comptoir, dont la qualité témoigne pourtant que le cygne n’a pas donné son dernier chant. Bien qu’acquis au Risorgiamento, il est sifflé par les partisans à Bologne. Il décide de se réfugier à Florence, sans oublier de se faire envoyer la spécialité bolognaise, cette mortadelle qu’il sait servir au bon moment et bien accompagner. Car, celui qui regrette de n’avoir pas été charcutier, est fin connaisseur en vins, comme en mets. « Sa géographie est par essence culinaire », constatait Alessandro d’Ancora. De chaque ville il pouvait dire la spécialité. De toute l’Europe, il savait où trouver les meilleurs produits et se les faisait livrer, quand tout simplement il ne les réclamait pas d’un trait d’esprit à ses amis. Ainsi, lorsque malade, il reçut du Baron de Rothschild un excellent raisin, il eut la hardiesse de le remercier en ces mots : « Votre raisin est excellent, je vous remercie. Mais le vin en pilule ne plaît guère. » Fort de quoi, le baron lui fit livrer un tonnelet de Château-Laffitte. Invité chez le banquier, il passait toujours en arrivant aux cuisines pour « tailler le bout de gras » avec Carême qui composa plusieurs pâtisseries en son souvenir, tel les « petits Figaro ».
La vie de Rossini n’est qu’un grand dîner agrémenté de réjouissances musicales, à l’image de ces célèbres samedis où se pressaient, princes, artistes, ambassadeurs et toute personne qui pouvait justifier d’une quelconque célébrité. La critique n’épargnait pourtant pas ce paresseux notoire qui vivait de plusieurs pensions sans jamais rien produire en échange. Il était une icône qu’on s’arrachait et dont les samedis musicaux, faits de délices et d’esprit, semblaient suffire à justifier la présence. Pour ces moments il se remit à composer quelques divertissements destinés à accompagner les menus aussi pantagruéliques que raffinés dont il suivait lui-même la préparation en cuisine. Ces « péchés de vieillesse » comme il les appelait lui-même portent le nom de « quatre hors d’œuvre », « hachis romantiques » ou encore « ouf ! Les petits pois ».
Musicien de génie, paresseux reconnu, c’est pourtant bien la « Bouffe » qu’il préféra aux opéras qui firent de lui un astre étincelant de raffinement. Car bien qu’obnubilé par la nourriture, il ne fut jamais outrancier en la matière. Jamais oncques ne le vit ivre et lui-même savait manier les goûts et proportions avec équilibre quoique la caricature ait glosé sur son embonpoint.
Le Maestro nous laisse de très nombreuses et copieuses recettes que Thierry Beauvert et Peter Knaup nous servent, dans ce recueil des Péchés de Gourmandises de Rossini, magnifiquement illustrés et éclairés de suaves mises en bouche.