Les fascinations de l’Orient
DU PELERINAGE AU TOURISME : DES VOYAGEURS NORMANDS EN ORIENT, AU XVIIe SIECLE*
Fascinations de l’Orient ? Le pluriel est justifié, car pour les Européens, depuis la fin du Moyen Age, l’Orient (ou pour mieux dire , le Levant) exerce une double fascination : Jérusalem, la Terre Sainte, où Jésus-Christ a vécu, est mort et est ressuscité ; et le monde turc et musulman, conquérant, toujours menaçant .
Or, il se trouve qu’un livre publié par des Rouennais, à Rouen, au XVIIe siècle rend bien compte de cette double fascination : Le Voyage d’Italie et du Levant de Messieurs Fermanel, Conseiller au Parlement de Normandie, Fauvel, Maistre des Comptes en ladite Province, Sieur d’Oudeauville, Baudouin de Launay et De Stochove, Sieur de Sainte- Catherine, Gentilhomme Flamen ( Bibl. de Rouen, U 1839) . Il s’agit en fait d’un voyage réalisé de 1630 à 1632. Dans un avis « Au Lecteur », les trois auteurs normands expliquent qu’au retour, leur compagnon flamand, M. Stochove, a de sa propre initiative composé un récit qu’il a fait éditer peu après à Bruxelles, et qui a depuis été encore réédité deux fois. Ils ont estimé que cet ouvrage était très insuffisant, dans son contenu et plus encore dans sa forme ; mais en fait, ils l’ont assez peu modifié.
Donc, un voyage. Mais quel était son but ? piété ou curiosité ? Pèlerinage ou tourisme ? Le mot « voyage » ne permet pas de trancher la question. On l’emploie couramment à l’époque pour désigner ce que nous appelons une démarche de dévotion, un pèlerinage. A preuve, Le Voyage en Terre sainte fait en 1507 par Charles de Rivier, prêtre et chanoine de Lisieux (Bibl. de Rouen, Ms U 100 – transcription dactylographiée sous la cote mm 6395). Ce qui est significatif, c’est la place faite dans le livre (ou le manuscrit) aux différents lieux visités.
Pour le chanoine de La Rivière, son « voyage » n’est qu’un aller-retour jusqu’à Jérusalem, fait dans les délais les plus brefs : parti de Rouen le 8 avril 1507, il y est de retour le 20 décembre suivant. Son manuscrit se limite à 92 pages. Au contraire, dans le cas de Fermanel et de ses compagnons, un comptage sommaire des pages du livre fait apparaître la répartition suivante : 139 pages sont consacrées à la description de Constantinople et des institutions turques, puis 50 pour l’Orient arabe, 38 pour l’Egypte, et 66 seulement pour la Terre sainte (dont 48 pour Jérusalem). Nous sommes donc, avec nos amis Rouennais, bien loin d’un pur récit de pèlerinage en Terre sainte. Car celui-ci, au XVIe siècle, obéit à des usages assez stricts que nous retrouvons dans la relation faite, en 1530, par un religieux lorrain, dom Loupvent (une très belle édition en a été faite, en 2007, par le Conseil général de la Meuse, avec des illustrations dessinées par l’auteur). Les pèlerins partent de Venise, abordent à Jaffa d’où ils montent à Jérusalem ; célèbrent des liturgies au Saint Sépulcre et sur les autres lieux bibliques pour accumuler des indulgences, et repartent dès que possible.
Tout autre est l’itinéraire de nos Rouennais de 1630 qui, après avoir visité une partie de l’Italie, gagnent Constantinople où ils vont s’attarder six mois : ils en décrivent les monuments, s’intéressent tout particulièrement à la vie du sultan et aux institutions de l’empire ottoman, pour conclure in fine que cet empire (qui fait si peur à la chrétienté) est en réalité très vulnérable. Ils font ensuite un raid assez aventureux en direction de la Mésopotamie, puis reviennent sur la côte, pénètrent enfin dans les Terres saintes, c’est à dire, écrivent-ils, « tous les endroits ausquels on a connoisssance que Nostre Seigneur a marché avec ses sacrez Pieds » ; ils éprouvent une forte émotion en entrant à Jérusalem mais oseront , en partant, exprimer leurs doutes à propos de toutes les localisations qui ont été proposées à leur dévotion.
Ces contemporains de Corneille et de Descartes ne sont pas moins chrétiens que leurs prédécesseurs de la fin du Moyen Age, mais ils abordent l’Orient dans un esprit fort différent qui est proprement la mentalité touristique.
[divider]
*La présente conférence entrait dans un cycle retenu par l’Association des Amis des Musées de la Seine-Maritime, pour l ‘année 2013-2014, sous le titre « Fascinations de l’Orient ? »