Alors que nous fêtons aujourd’hui le 2S, l’occasion est donnée à Ambroise Savatier de nous livrer un autre regard sur l’aigle.
Rétrospective de La Conversation, première œuvre théâtrale de l’académicien Jean d’Ormesson, transposée sur scène en 2012 par Jean-Laurent Silvi au théâtre Hébertot.
Après une décennie de révolution, la France se donne une relative stabilité politique avec le Consulat (1799-1804). Le citoyen Premier Consul Bonaparte, encore tout auréolé de ses gloires militaires, mûrit déjà l’idée de devenir Empereur et de fonder une nouvelle dynastie. Son dessein est d’entrer dans la légende, Bonaparte veut devenir Napoléon.
Le huis-clos est cet art théâtral fascinant dont l’objet est de confronter un nombre restreint de personnages (deux suffisent le plus souvent) au sein d’une discussion dont les enjeux apparaissent comme décisifs pour le reste des hommes. Dans ce duel, la rhétorique est la plus puissante des armes. Tout récemment c’est le cinéaste allemand Volker Schlöndorff qui a enrichit le registre avec l’excellent Diplomatie (2014). Le contrat est rempli avec La Conversation (2013) où Jean d’Ormesson nous offre un huis-clos saisissant dans l’intimité du pouvoir. Il s’agit d’une discussion imaginée entre deux hommes d’État, et pas des plus anodins : Cambacérès deuxième Consul, et Bonaparte futur Empereur des français.
Son dessein est d’entrer dans la légende, Bonaparte veut devenir Napoléon.
Interprété par l’énergique Maxime d’Aboville, c’est un Bonaparte ambitieux, pressé, à l’intelligence fine et méthodique que nous dépeint Jean d’Ormesson. Persuadé que sa grandeur personnelle sera celle de l’Europe, puis du monde, on retrouve chez lui l’homme des Lumières, l’Idéologue rationaliste et le chef de guerre fasciné par l’Antiquité. Pour autant, il n’en semble pas moins sympathique par son humour corrosif ou son sens de la famille. L’interprétation de Bonaparte au théâtre ou au cinéma est souvent un dilemme entre un Napoléon-machine de guerre ou un Napoléon plus humain (voir le film Monsieur N ou le Napoléon de Clavier). Ici, le portrait est tout en nuances.
Jean d’Ormesson nous brosse un Cambacérès subtil qui incarne à merveille toute la politesse et le raffinement de l’ancien-régime. Nul n’aurait mieux camper ce personnage qu’Alain Pochet. Irrésistible par sa nonchalance, et désopilant dans son rôle de lèche-botte en chef de Bonaparte.
L’objet de ce huis-clos n’est pas tant d’apprécier une confrontation entre ces deux personnages, car leurs intérêts coïncident, mais plutôt d’échafauder leur complicité. Bonaparte, futur maître de l’Europe, confie ses ambitions car les grands hommes vont ainsi : ils figurent au sommet de l’échelle, le commun des hommes leur est dévoué. Dans l’esprit de Bonaparte, il faut s’attacher des complices sur lesquels il fera déteindre sa gloire. Cambacérès l’intriguant admire Bonaparte dont il flaire la grandeur à venir et s’offre tout entier à son service.
L’auteur a le génie de saisir l’effervescence intellectuelle de la période Consulat, qui augure le projet presque délirant d’un Empire français pour conquérir l’Europe
La Conversation est une œuvre fluide et bien rythmée, rédigée dans la belle langue de la fin XVIIIe. Les dialogues parsemés de mots d’esprits avérés ou inventés sont de véritables gourmandises ! Qu’il s’agisse des allusions ironiques de Bonaparte sur les affections peu viriles de son deuxième Consul, des craintes avouées de Cambacérès de se manger une vanne piquante dont Talleyrand avait le secret, des monologues bien calibrés de Bonaparte sur sa vision de l’homme ou sur sa manière de calmer les plus agités « les jacobins ne sont plus un problème, j’en ferai des barons et des comtes, puis ils iront à la messe avec moi ! », ou encore des anecdotes de famille (celle du collier est à tomber de rire). Jean d’Ormesson atteint le sommet de l’art rhétorique.
L’auteur a le génie de saisir l’effervescence intellectuelle de la période Consulat, qui augure le projet presque délirant d’un Empire français pour conquérir l’Europe, autour d’un général corse qui, partit de rien, veut être le nouveau Charlemagne, ou rien. Le ratio est littéralement fascinant entre les idées lancées et les décisions prises par quelques hommes dans les salons parisiens qui finissent par déterminer la destin de millions d’hommes à travers l’Europe.
L’esprit cynique et raffiné de La Conversation n’est pas sans rappeler le magistral Talleyrand de Sacha Guitry dans Le Diable boiteux (1948) ou bien encore Le Souper (1989) de Jean-Claude Brisville. Par ces œuvres qui supposent un certain réalisme historique, c’est l’esprit d’une même époque que les auteurs ont le talent de saisir : cette tumultueuse période début XIXe au cours de laquelle quelques ambitieux on su tirer leur épingle du jeu pour rebâtir une France idéale, sur les décombres de la révolution.
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NDLR: La pièce n’est plus jouée dernièrement. Mais le livre dont elle est tirée reste, quant à lui, disponible: paru en 2011 aux Editions Héloïse d’Ormesson.