Refuser le risque n’est-ce pas renoncer à vivre ?
La situation actuelle n’est pas sans poser de nombreuses questions philosophiques. Je dirais même qu’elle force à regarder bien des aspects du problème sous l’angle philosophique. M’est avis du reste, que ce pourrait bien être la seule porte de sortie durable, car contrairement à l’idée communément admise, le philosophe est un pragmatique et non un artiste perdu dans ses livres et ses pensées, pour peu qu’il appuie sa réflexion sur le réel, comme le firent Socrate, Aristote et tant d’autres après eux.
Face à la mort que semble rendre quotidienne le Covid, s’impose la question de la vie. Nous pourrions, et sans doute le ferons-nous dans un article ultérieur, nous interroger sur la mort ou sur l’étonnante peur qu’elle suscite de nos jours. Mais, il me semble que l’urgence est la vie. Non pour échapper à la mort, mais précisément pour vivre. Car survivre, est-ce vivre ? A nous calfeutrer, nous sommes petit à petit conditionnés, par le fait même de ce mode de vie, à survivre. Nous nous habituons à survivre. Pour l’heure, nous voulons survivre dans l’espérance de vivre ou de « revivre » un jour. Mais les réflexes que nous mettons en place ne sont plus des reflexes de vie mais bien de survie.
Or vivre et survivre sont deux modes de rapport au monde radicalement différents. L’un procède de la défiance, de la conservation et par négation, quand l’autre repose sur la confiance, le risque et une dynamique positive. Survire suppose de se contenter de l’acquis, ou du reste, à conserver, là où vivre appelle à toujours plus. Survivre est une rétractation de l’espace vital et petit à petit de l’âme même tandis que vivre est une dilatation du quotidien et de son être propre.
Vivre suppose, impose comme prérequis, d’aller de l’avant, de sortir de l’espace confiné de survie, du confort et de la sécurité hypertrophiée. Vivre comprend de façon intrinsèque l’instinct de survie, donc la sécurité, mais une sécurité raisonnée et non phobique. La sécurité est là pour garantir l’action, non pour l’entraver. Quand la sécurité réduit notre espace de liberté, comme peau de chagrin, nous perdons le goût de l’autre, de l’ailleurs, des grands espaces. Nous nous déshabituons de l’aventure, nous nous satisfaisons de l’acquis, bref, nous stagnons d’abord, nous régressons ensuite.
Or vivre suppose, impose encore une fois, le risque. Un risque raisonné, mais un risque. D’une part vivre est un risque. Risque d’un accident, risque d’une souffrance, risque de la perte d’un être cher, risque de se tromper. D’autre part, tout acte humain comprend un risque. Même ne pas agir comporte le risque de se laisser rejoindre par un mal dans sa propre retraite.
Le zéro risque qui s’est développé dans le monde du travail ou de la politique, nous a envahit jusque dans notre rapport au monde, au point que, par moment, nous préférons survivre que prendre le risque de vivre. Dans notre situation présente, il me semble que deux peurs du risque se nourrissent. Celle des politiques qui ne veulent pas courir le risque d’être accusés d’avoir mal géré la crise et qui prennent des mesures liberticides sans précédent. Et notre propre peur du risque qui nous confine docilement. Mais en réalité, n’avons-nous pas peur de vivre ? C’est-à-dire peur de vivre avec le risque que suppose la vie ? Nous nous sommes aseptisés de bien des maux. Nous cumulons les assurances et garanties diverses. Ce faisant, ne nous sommes-nous pas affaiblis face au risque ? Ne nous sommes-nous pas démotivés devant l’effort de l’aventure et l’audace de l’inconnu ?
Vivre est un risque. Refuser ce risque n’est-ce pas le propre du mort vivant ? Je ne pose pas directement ici la question du confinement et des mesures sanitaires, mais le juste équilibre entre sécurité raisonnée et risque nécessaire. L’un et l’autre, bras dessus-dessous et non dans un bras de fer perdu d’avance pour les deux, sont indispensables à la vie. Oublier que le risque est intrinsèque à la vie n’est-ce pas la mort de l’âme, du cœur, du désir, en un mot n’est-ce pas asphyxier la vie ?