Les origines kantiennes du personnalisme
La notion de personne est au cœur des conceptions politiques contemporaines, dans lesquelles le respect de la personne et de ses droits apparaît comme la règle de justice par excellence. Mais comment une notion qui trouve son origine dans le vocabulaire théâtral, puis fut utilisée, et donc repensée, pour la formulation des dogmes trinitaire et christologique par les Pères de l’Eglise, a-t-elle pu se retrouver au centre de la réflexion politique ? Quelle est la signification de cette évolution, et est-elle légitime ? En fin de compte, la compréhension de la personne humaine qui s’en dégage est-elle appropriée ?
L’intention du personnalisme
Tels qu’ils se développèrent au XXème siècle, les divers courants d’idées que l’on comprend sous le terme de personnalisme ont eu à dessein de naviguer entre les écueils de l’individualisme et des totalitarismes nazi et communiste, et d’en sortir en quelque sorte par le haut, en prenant appui sur une réalité comprise comme transcendante au politique, la personne. Par ce terme, on entend désigner un centre dynamique irréductible, qui donc ne saurait être l’effet de la société. A la différence de l’individu, par définition radicalement égocentré, la personne est caractérisée par la générosité et le don de soi, don aux autres, mais aussi et plus radicalement à cet Autre qu’est Dieu. Au-delà de la lutte contre les apories politiques de leur époque, les personnalistes chrétiens entendent de cette manière rendre justice à la différence entre la cité chrétienne et la cité païenne, cité dans laquelle le religieux se trouve enclos. La foi chrétienne s’oppose à la religion civile païenne en ce qu’elle est universelle, d’une part, et en ce qu’elle renonce à la théocratie d’autre part. Par voie de conséquence, elle désacralise le politique en le relativisant. La promotion de la personne veut ainsi rendre compte de ce que tout dans l’homme ne relève pas de la Cité terrestre et que celle-ci n’est pas l’horizon ultime de l’existence.
Toutefois, la personne ainsi définie en fonction du politique ne présente vraiment qu’une différence morale avec l’individu de la politique des Modernes. De ce fait, elle n’est pas sans poser problème pour ce qui concerne la conception du bien commun politique . Mais elle ne permet pas non plus de concevoir l’homme d’une manière satisfaisante.
L’origine kantienne
Il y a quelque paradoxe en effet à concevoir la personne humaine par référence à un domaine, la politique, dont on affirme qu’elle ne relève pas. L’origine d’une telle position de la question remonte à la pensée morale de Kant, et à sa confrontation avec l’individualisme du XVIIIème siècle. Kant accepte la liberté individuelle comme autodétermination selon la volonté propre. Mais ceci est la négation de toute morale. Il faut donc que la loi de la volonté soit valable universellement, c’est-à-dire que, chacun se donnant soi-même sa propre loi (ce qui est être libre selon Rousseau que reprend sur ce point Kant), néanmoins chacun se donne la même, car la loi est en même temps œuvre de la raison universelle. De telle sorte que chacun est libre sans suivre pour autant son caprice. Cette liberté définit ce que Kant nomme l’autonomie du sujet, censée assurer l’indépendance de ce sujet vis-à-vis des influences du monde extérieur, et donc aussi vis-à-vis de sa propre sensibilité. Ainsi Kant prétend-il dépasser l’anthropologie du désir du sensualisme. Mais l’autonomie entend aussi justifier la dignité de la personne humaine : parce qu’il échappe au conditionnement du monde matériel, y compris à celui de son corps propre, l’homme ne peut être simplement considéré comme un moyen, mais doit l’être aussi en même temps comme une fin, ce qui n’est rien d’autre que respecter en lui la personnalité .
Les conséquences tant juridiques que politiques de cette doctrine sont évidentes : qui ne respecte pas les droits des hommes traite la personne comme un simple moyen. Le respect de la personne est donc la règle de justice. Sous des présentations justificatrices parfois autres, les divers personnalismes n’ont au fond jamais rien dit d’autre.
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