Les laquais de l’âme
Comprendre le jeu des sens et de l’âme
extrait du recueil au fil de l’âme par Enguerrand d’A
Assis paisiblement dans mon Chesterfield, je contemple les berges humides de ce lac sauvage bordant le petit manoir normand que se transmettent, comme de coutume en la région, les femmes non dotées de nos vielles familles. Le feu crépite vivement dans l’âtre entrelacé de briques et de pierres, tandis que je tourne et chauffe dans ma paume un calvados de vielle renommée. Cependant que les arômes de pommes envahissent le salon boisé qui me sert de fumoir, mon esprit se vide des tracasseries quotidiennes de la vie. La risée vient à peine rider ce lac que les canards ont déserté. Les roseaux se plient au passage du vent, lui servant la plus onctueuse des révérences et m’offrant comme un balai privé cet instant simple où la nature, sans se soucier de l’homme, restaure la hiérarchie sacrée de la création. En moi tout est endormi. Les sens à peine tenus en éveil par le calva et les flammes chaudes qui viennent lécher les bras de cuir de mon fauteuil, semblent assoupis, comme un gros chien sur son tapis. Lorsque soudain, l’un d’eux perçoit l’intrusion d’un corps étranger, il se dresse comme l’oreille du chien, sans pour autant sembler cesser de dormir. Des sens à l’esprit, le chemin est vite parcouru. Mais l’animal est-il trop endormi pour suivre le cours du bruit et laisser son museau venir à l’appui de sa curiosité ? Tel est le sort de qui nous est extérieur, que de devoir se soumettre au bon vouloir de l’esprit. Les sens attisés ne lui servent que de héraut annonçant sa présence. Mais les sens éveillés se rendorment aussitôt si l’esprit se détourne. Et il faut parfois bien des efforts à l’importun pour encenser le nez, éblouir la vue ou charmer l’oreille.
L’affaissement de la bûche calcinée ne perturbe pas davantage le labrador que le maître. Le craquement grave et les crépitements qui en résultent sont si familiers à mes oreilles qu’au lieu de distraire ma somnolence, ils l’enfoncent davantage dans la douceur lourde qui capitonne la pièce en demi-cercle. Quoique n’y prêtant guère attention, ces myriades de signes de vie qui m’entourent ont fini par entrer en moi et un peu devenir moi. Ils ont marqué mon âme et mon esprit, comme l’emprunte du sceau sur la cire vierge. Entre eux et moi un dialogue s’est instauré, parfois à mon corps défendant. Dans la discrétion qui leur est propre, ils m’ont livré un peu de leur intime. C’est ainsi qu’avant même d’avoir porté à mes lèvres ce court verre arrondi, je connais déjà, un peu de ce calva qui pourtant ne s’est pas livré tout entier encore à moi. Oh j’ai bien le souvenir de ma dernière gorgée de l’été, dans un vieux salon malouin à la cheminée éteinte. Je revois mon cousin ouvrir la bouteille et renverser son contenu dans les verres ballons, seuls trouvés sur place. Je pourrais de simple mémoire peindre son arôme de pomme, faire revivre à mon palais sa texture de pelure granuleuse. Fermant les yeux j’y retrouverais même la poussière des tentures surannées et le retour en bouche de l’amitié d’une soirée en famille. Mais qu’a-t-il à m’apprendre de lui, ce soir, dans la solitude sereine de notre tête à tête ? C’est vers lui à présent que tous mes sens se précipitent sur mon ordre pour l’observer, le humer et enfin le goûter. A cette injonction du maître, tous se sont éveillés, tant bien que mal pour certains, et de passifs, recevant, çà et là, qui une information, qui une nouvelle, qui une sensation, ils se sont mis en peine pour faire leur la moindre des missives envoyées par le breuvage. Fidèles Hermès, ils viennent alors déposer le fruit de leur récolte au pied de mon âme qui, de ce corps diffracté par les sens, recrée sur la tablette de cire une image dérobée au cristal bruni. Et mes sens intérieurs de se saisir du reflet pour s’en délecter, tout autant que ma langue et mon palais font tourner en ma bouche la pomme alcoolisée qui envahit alors et mon corps et mon âme. Douce provision de plaisir que j’emporterai bien au-delà de ce fumoir normand et qui parera l’inerte breuvage des agréments du refuge solitaire comme de l’amitié des salons malouins.
Alors mes sens satisfaits retourneront à leur somnolence, attendant, impatients ou non, que je les jette, telle une meute de chasse, à la poursuite du prochain objet de mon désir sur lequel ils auront attiré mon attention. Fiers limiers, ils sont sans cesse aux aguets et me présentent une multitude de proies sans que toutes ne réveillent en moi le désir ou le rejet. Ainsi, chaudement enfoncé dans ce vieux Chesterfield, craquelé par le temps, je choisi de donner à mon âme tour à tour le plaisir de la vue des flammes léchant le sapin fumant, la robe dorée du calva ou le soir qui déjà tombe sur le lac endormi. Et si, gourmant, je les veux tous ensemble, il suffit de commander à ma mémoire de fondre les cires en un tableau merveilleux où, se reflétant dans une vitre imaginaire, le feu danserait sur ce lac et me chaufferait le cœur à travers la robe scintillante du calva.
Si d’aventure, la vie venait à me priver de l’un au l’autre de ses précieux laquais, sans qui rien ne peut entrer en moi, sans lesquels je ne serais qu’une forteresse coupée du monde, si la vie me jouait ce tour pendable, alors il me resterait, imprimé à jamais, le sceau immortel de tous ceux que mon âme garde en son imagination et à l’instar de Beethoven, je pourrai à tout instant écrire avec eux la symphonie qui les ferait revivre tout en me permettant de vivre et m’échapper de ce cabinet feutré dont les murs épais et sourds me cachent au reste du monde, tout en le cachant à moi.