Le beau est un bonheur métaphysique
Généralement, lorsque nous disons d’une femme qu’elle est belle, c’est que quelque chose qui émane d’elle nous touche. Ce quelque chose, du reste, pourra tout à fait laisser indifférent mon propre frère. Est-ce à dire que le beau est subjectif et donc qu’il n’existerait pas de beauté universelle ou transcendante ? Ou bien devrions-nous dire plutôt ‘cette femme me plaît’ ? Est-ce un abus de vocabulaire ou plaire et beau sont-ils interchangeables ? Intuitivement, nous sentons bien que dire ‘cette femme est belle’ est d’une nature et d’une émotion plus élevée que le simple fait de plaire. La satisfaction que nous recevons face à quelque chose de plaisant n’est pas du même ordre que face au beau. Il y a dans le beau un supplément qui semble pacifier, apaiser tout notre être. Le plaisir que nous procure un morceau de chocolat n’est pas aussi comblant que la contemplation d’un paysage de montagne. Le plaisir dont nous jouissons avec le chocolat est lié à la bonté de celui-ci, car le plaisir est une conséquence du bon comme du beau dont la jouissance procure du plaisir. Il y a donc bien dans la beauté, comme dans la bonté, un aspect subjectif : celui qui nous procure la jouissance du plaisir. Cet aspect subjectif est lié non à l’objet lui-même, mais à notre relation d’attraction ou de répulsion vis-à-vis de lui. Comment se fait-il qu’une même chose, une même personne entraîne des réactions aussi opposées qu’attraction, répulsion ou indifférence selon les cas ?
En bon chirurgien, prenons notre scalpel et tentons d’identifier les éléments en jeu. Tout d’abord nous trouvons l’objet qui va susciter une réaction, en face la personne qui va réagir, le lien double entre eux, et enfin la réaction intime (jouissance ou dégoût) de la personne confrontée à l’objet. Ce dernier à sa réalité et sa perfection propre, indépendante de la réaction qu’il produit et de la perception que nous en avons. Ce que nous ressentons ou croyons à son sujet ne modifie en rien son être profond. Sa bonté, sa beauté comme sa vérité répondent à des critères objectifs qui lui sont propres. En quoi puis-je dire que cet arbre est bon et beau ? La bonté, en réalité, correspond à la finalité de l’objet. Si cet arbre produit son fruit il sera bon. Le degré de bonté de cet arbre sera relatif aux autres arbres de son espèce et à sa perfection propre. Mais en quoi cet arbre peut-il être dit parfait ? Précisément s’il accomplit ce pour quoi il est fait. La perfection ce n’est pas être sans faille dans l’absolu, être un surhomme, mais être pleinement ce que nous sommes conformément à notre nature. C’est-à-dire pour un être humain, être pleinement homme ou femme avec les limites naturelles de l’homme qui n’a pas la science infuse, qui ne sait pas voler, qui peut se tromper etc. La perfection n’est pas relative, elle est liée à la nature même (l’essence) de chaque être. Quant à la beauté de cet arbre elle est liée à l’harmonie et l’équilibre qui lui sont propres, mais aussi à la vérité et l’unité qui en émanent. Dire ‘cet arbre est beau’ c’est être capable de voir sa beauté propre liée à ce qu’il est lui, cela suppose donc de le connaître. En effet, la beauté d’une chose repose d’abord sur sa vérité intrinsèque. Il y a de ce fait une vraie beauté dans un rat.
Plaçons-nous à présent du point de vue de celui qui perçoit l’objet. C’est un être humain doué d’intelligence et de volonté. Nous percevons ce qui nous est extérieur par le truchement de nos sens. Cette perception fait « entrer en nous » cet objet, cette personne. Ce que nous en percevons va déclencher une série de réactions qui nous seront propres : peur, haine, amour, tristesse etc. mais ces réactions ne dépendent pas d’abord de la beauté, ni de la bonté, ni de la vérité propre de l’objet même. Ces réactions naissent de notre histoire, de notre vécu et de notre connaissance, c’est-à-dire aussi de notre éducation et de notre culture. Découvrir la bonté ou la beauté propre d’une chose, d’une personne suppose donc un double mouvement de notre part. Apprendre à connaître l’autre et nous détacher de nos propres critères esthétiques. Il est intéressant au passage de noter que l’origine grecque de ce mot signifie sentir. Il faut donc nous détacher de notre « ressenti » pour apprécier la beauté de la chose ou de la personne en elle-même. Notre intelligence étant faite pour le vrai, ce détachement sensible lui procure une véritable jouissance lorsqu’elle découvre la vérité intime de l’être. Cela suppose un effort de l’intelligence mais aussi de la volonté qui accepte de passer outre ses réticences vis-à-vis de la chose comme vis-à-vis de l’effort de connaissance à fournir. Ainsi aimons-nous non pour nous égoïstement, mais l’autre réellement. La volonté quant à elle est tendue vers le bien. Mais ce bien suppose de nombreux efforts (et de la vertu bien souvent) avant de pouvoir en jouir.
Il y a donc un double mouvement entre l’objet qui « touche » l’âme par le moyen des sens et l’âme elle-même qui va s’approcher ou s’éloigner de cet objet qui le sollicite. Ce que l’âme va décider de faire de cette sollicitation produira chez elle jouissance ou dégoût entraînant de multiples réactions allant de la colère à la joie, voire au bonheur, en passant par la tristesse, l’audace etc. La beauté au contraire suscite un sentiment d’adhésion immédiat. Le beau se contemple. Il est comme une nourriture de l’âme dont on se délecte sans fin et sans effort. On reçoit le beau dans son âme et elle s’en trouve pacifiée par le simple fait de la présence du beau. Mais pour ce faire, il faut être en mesure de cueillir ce beau et donc de le reconnaître, de le connaître c’est-à-dire aussi de co-naître, donc de renaître avec lui. Le beau nous façonne et ainsi nous élève vers plus. Il y a dans le beau comme un supplément d’âme, parce que le beau nourrit l’intelligence par sa vérité, la volonté par sa bonté, les sens par l’équilibre et l’harmonie qui s’exhalent de l’objet contemplé. Il y a dans la beauté une certaine gratuité car elle comble bien au-delà du désir de connaître, de jouir, de posséder. La beauté est l’émanation de l’être lui-même dans toute sa perfection, dans la splendeur de son équilibre et de son harmonie. La beauté se trouve bien au-delà de la « physique », de la nature, la beauté est métaphysique, voilà pourquoi elle se donne à contempler, voilà pourquoi le beau contemplé procure, par sa jouissance, cette plénitude d’harmonie et de paix qu’on appelle la joie et à qui il ne manque que la pérennité pour devenir bonheur. La beauté, parce qu’elle transcende la nature, élève l’âme, lui révèle la vie au-delà de la vie et lui donne de toucher la plénitude de la présence de l’Être. En dernier ressort, le beau est la contemplation de l’Être, il nous parle du divin et c’est pour cela que lui est associé d’emblée un sentiment de paix et de plénitude.
Cyril Brun