L’assassinat ontologique
L’être est mort, il a été assassiné. Une tradition philosophique, d’Héraclite à Derrida, en passant par Heidegger et Lévinas, ont soutenu en choeur que l’être tue, alors que l’être s’est justement tu pour les laisser chanter. En s’engageant dans une véritable croisade ontologique, dont les escales furent et sont encore aujourd’hui la dialectique, l’ontothéologie, le dépassement de la métaphysique, la démythologisation et la déconstruction, ils sont parvenus, il y a peu, à la « Jérusalem philosophique », où ne demeurent plus que la dépossession, l’Autre, la Différance, le mythique et le poétique. Ils ont tué l’être et lui ont substitué l’ « Ouvert », l’inconsistant, l’inabordable et l’inadorable.
Que d’aubaine, finalement, puisque la pensée de l’être constituait la condition, la source et la racine de la nature, avec ses lois, mais aussi avec ses conditions, ses exclusions et ses exigences. Se libérer de l’ontologie était la condition pour se libérer d’un monde ennuyeux, stable et consistant, afin de s’ « éclater » enfin dans une gnose bourgeoise. Les « libérations » sexuelles, politiques et sociales reposent, au fond, sur cette « libération ontologique » ; elles fleurissent aujourd’hui sur les cadavres encore chauds de l’être et de sa famille métaphysique : l’étant, la substance, la présence, la catégorie, et la nature. Cette « métaphysique classique » érigerait des « murs » dans le réel, empêcherait de voir l’Autre et donnerait trop de conditions à réel qui serait, au fond, bien plus chaotique qu’ordonné. C’est là que le comportement bourgeois a vaincu la métaphysique de nos maîtres : au lieu de s’ennuyer dans l’ordre cosmico-théologico-politique, amusons-nous dans le désordre et le mouvement ; au lieu de lutter dans l’épaisseur ontologique, lâchons-nous dans un monde sans foi (vecteur de transcendance) ni loi (signe d’ordonnancement du monde). Et pour déconstruire, activité bourgeoise par excellence, il faut s’attaquer au fondement : l’être. Mais, nier l’être pour le remplacer par rien, c’est-à-dire par quelque événement dont la causalité relève du néant, c’est entrer en situation de nihilisme.
Le nihilisme contemporain se caractérise par l’hypertrophie du mouvement sur le stable, de l’avenir sans le passé et de l’idée contre le réel. Tout cela n’est rendu possible que par la victoire a-métaphysique sur la notion d’être. Aussi comprend-t-on la parole du siècle, « je fais ce que je veux » : je ne suis pas, puisque l’être n’est plus. L’être-dans une famille, une communauté, une mémoire collective, une nature et un ordre transcendant a laissé place à l’être-vers l’absurde accomplissement de soi, par soi et pour soi, sur les seuls principes du soi, qui, puisqu’il n’est pas par le passé, reste toujours en devenir d’être, inachevé, inconsistant et errant.
Repérons les catégories branlantes, traquons dans le langage les volontés nihilistes, veillons à raccorder l’avenir au passé ; en un mot : rebatissons. La science du rebâtir est derrière nous et au-dessus de nous, selon les deux postures honnies de notre postmodernité. Car la métaphysique est bien la condition pour habiter le monde : « méta-, μετά » veut tout aussi bien dire « au-delà » de la nature, que « à travers, avec » la nature (phusis, φύσις). Sans elle, sans la possibilité de vivre, d’habiter et de traverser cette vie en visant le haut, le beau et le vrai, nous sommes dépossédés. Dépossédés de notre habitat, de nos conditions d’existences et de nos motivations pour vivre : nous sommes perdus au-monde et il ne nous reste plus rien, pas même la possibilité d’être.
Vivien Hoch