La vérité est une symphonie dont nous sommes les interprètes.
Écrire n’est-ce pas peindre en musique ? Quand le peintre propose à la vue un paysage ou qu’il fige à jamais une scène de vie, il plante un décor que notre imagination habite aussitôt de ses propres souvenirs, rehausse de ses émotions personnelles pour finalement faire siennes ces couleurs tissées en perspectives dont il nous revient de dessiner la profondeur.
Les compositeurs impriment au temps et à l’espace une ambiance qui s’impose à l’auditeur comme le fil conducteur de sa propre créativité émotionnelle et spirituelle.
Le disciple d’Euterpe nous prend là où nous sommes et au grès de son talent nous conduit où il souhaite à travers nos propres émotions, tressant sa mélodie dans notre histoire harmonique.
La partition donne au pinceau la vie et l’âme au point qu’une musique offrira dans une nature morte autant de variété de sève de vie que de compositeurs.
Mais l’un comme l’autre, ensemble ou de concert, ne feront, même de façon directive, qu’insuffler une impulsion créatrice à l’imagination du spectateur à qui il appartiendra inexorablement de donner la touche finale unique et originale de l’interprétation.
Une œuvre d’art se compose toujours à quatre mains. Celles des artistes, à main gauche l’auteur à main droite l’interprète, et celles du public à dextre le spectateur en lui-même à senestre le public dans son ensemble qui immanquablement apportent leur part créative par leur interprétation, la manière avec laquelle il et ils reçoit et reçoivent l’œuvre et le travail des artistes.
Une salle qui respire à l’unisson de l’orchestre change radicalement l’œuvre donnée en répétition. Un tableau partagé en public prend le relief particulier des montagnes et des vallées mises en commun.
Dans l’écrit, l’auteur est à la fois le peintre qui présente une situation et le musicien qui campe le décor et le met en relief et en mouvement. Plus directif par les mots que par les notes ou le pinceau il donne sa version, sa vision, comme Wagner voulant imposer son art total et ne supportant aucune interprétation.
Mais dans l’écrit, le véritable interprète est le lecteur qui donne le ton, habille le personnage à sa convenance. La robe rouge à laquelle pense l’écrivain ne s’imposera jamais totalement à l’imagination du lecteur qui sera tout à la fois metteur en scène, responsable des décors et des lumières, tout en interprétant chacun des rôles avec plus de précision que ne pourra jamais le décrire le romancier lui-même.
Si le musicien impose à l’auditeur comme à l’interprète le tempérament de ses personnages, le librettiste ne peut qu’en donner des grands traits. La légèreté de Don Juan demeurera à jamais imposée par Mozart.
En écrivant lui-même les textes et les musiques, en imposant des interprétations figées, Wagner se voulait seul face au public dépossédé lui-même de sa créativité. Il voulait façonner son public à qui il refusait toute créativité et toute liberté.
Là où le poète, le musicien ou le peintre donnaient une base de matière à partager entre lui et le public, Wagner est propriétaire absolu, dominant et exclusif. Le public ne l’intéresse pas.
L’artiste pour Wagner n’est pas là pour libérer la pensée et faire grandir dans un échange partagé que l’on nomme dialogue. L’artiste est là pour façonner, formater.
Wagner ne se veut pas maître par la racine qui irrigue un arbre capable de grandir grâce à la sève mais aussi par l’eau et le soleil. Wagner se veut maître par le haut donnant eau et soleil éblouissant et par là aveuglant.
Wagner s’impose quand l’art se propose.
Deux conceptions de l’art et deux conceptions de l’éducation. L’école de la République des Buisson et autres Merieux veulent des répétiteurs de la doxa qui s’impose d’en haut, contraint et aveugle.
Pourtant, si la Vérité s’impose au monde en ce qu’elle ne peut pas ne pas être, elle se propose à chaque homme comme une assimilation qui libère et fait grandir. La vérité ne se revêt pas de l’extérieur comme une armure ou une camisole, elle se reçoit à l’intérieur comme nutriment privilégié de l’âme.
A la différence de Wagner, la vérité n’est pas un carcan de formatage, mais elle est un principe unifiant intérieur et par là une dynamique de vie et lui donne ainsi son sens.
La vérité, comme l’art, se propose à nous comme matériau de base pour interpréter à sa lumière notre propre partition. L’homme construit par et sur la vérité est libre de tout carcan extérieur. Alors, il peut aller son chemin au milieu des turpitudes de ce monde.
Ainsi se comprend saint Augustin : aime et fais ce que voudra. Car la vérité inclut par elle-même le bien. A qui fonde sa vie sur la vérité, la liberté est un chemin absolu vers le bien car cette liberté aime, cherche et respecte le bien parce qu’il est vrai.
Dans cette symphonie, la dissonance est la mauvaise interprétation de la vérité et par là une non maîtrise de cet instrument merveilleux qu’est la liberté.
La vérité, en tant qu’elle est ce qu’est le monde écrit Ipso facto la symphonie du monde composée par le Créateur quelque soit le nom qu’on lui donne. Mais cette vérité du monde n’est pas un décor extérieur à notre âme. La vérité n’a pas besoin de nous pour donner sa symphonie. Mais nous avons besoin de faire nôtre cette vérité pour en entendre toute la richesse symphonique.
La vérité « est », indépendamment de nous. Mais pour être pour nous il lui faut la lumière de notre âme la faisant non pas exister mais apparaître, se dévoiler. Tel est le sens grec de vérité. Un dévoilement de l’existant.
Nous ne faisons pas la vérité qui est par elle-même. Nous la rendons présente en nous par la connaissance. Et en ce sens elle nait en nous d’où le mot co-naissance.
La vérité ne s’invente pas elle se contemple c’est à dire qu’elle se reçoit.
Se recevant elle devient nôtre, non au sens relatif où chacun aurait sa vérité, mais au sens contemplatif où la vérité se fait corps en nous, nait en nous. C’est parce que la vérité prend chair en notre âme qu’elle construit et fortifie l’âme.
Là où une carapace de vérité peut craquer, rien ne peut séparer, isoler la vérité de l’âme une fois celle-ci ointe de l’huile de vérité. Pas plus que le rocher porteur ne peut recracher son huile.
Connaître ou revêtir la vérité n’est pas suffisant. Il faut lui laisser prendre chair en nous.
Alors, comme une ligne mélodique ne suffit pas à interpréter la symphonie, il manque notre propre harmonisation qui, sans changer la vérité, lui donne sa profondeur harmonique unique par laquelle nous interprétons non pas le contenu de la vérité mais la symphonie divine composée pour nous, non comme soliste, mais comme instrumentiste d’un orchestre plus vaste dans lequel notre jeu demeure unique pour peu qu’il ne cherche pas à être dissonant.
Ainsi la vérité rend libre et fort. Ainsi la vérité est symphonique et nous en sommes les interprètes, entendons que notre vie est appelée à jouer la vérité non comme une pièce sèche et répétitive, derrière un masque par lequel nous mettrions une distance entre nous et la vérité. Au contraire, nous devons l’interpréter comme une symphonie qui tisse dans notre réalité propre l’intangible vérité du monde.