La personne (2) : un principe métaphysique et non politique
Personne et conscience
La conception kantienne de l’autonomie de la personne (lire l’article, les origines kantiennes du personnalisme) n’a de sens que pour autant que celle-ci est soustraite à tout déterminisme, donc à toute la causalité du monde matériel, et en définitive, la personne fait la jonction entre monde empirique et monde intelligible. C’est pourquoi « le personnalisme s’affirme (…) comme la quintessence du système criticiste » . Mais ceci n’est possible que parce que la personne est conçue comme un univers clos sur soi.
Pour le comprendre, il faut remonter, au-delà de Kant, à l’auteur qui le premier a défini la personne par la conscience de soi : John Locke. Au Livre II chapitre XXVII de son Essai sur l’entendement humain, Locke définit la personne comme « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux ». D’où provient cette capacité de se percevoir soi-même ? Elle « provient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble : car il est impossible à quelqu’un de percevoir sans percevoir aussi qu’il perçoit » . Cette définition de la personne intervient pour maintenir l’identité de l’individu à partir des principes de l’empirisme. Locke conserve la res cogitans cartésienne, mais il ne peut accepter le caractère métaphysique du cogito. C’est pourquoi cette conscience de soi définit une personne empirique qui se distingue déjà chez Locke, un siècle avant Kant, de la substance métaphysique ou âme, laquelle demeure à jamais inconnaissable. La personne est une conscience empirique, ou, en termes plus contemporains, psychologique. Deux remarques doivent être faites ici.
Personne et définition de l’homme
Tout d’abord, Locke rompt ici avec la conception de la personne qui remonte à Boèce : « substance individuelle de nature rationnelle » , définition reprise notamment par saint Thomas d’Aquin, et constitue la définition classique de la personne. Dans cette conception, la personne est une certaine sorte de substance, et se définit donc par sa nature. C’est donc une notion métaphysique. Mais alors, dire de l’homme qu’il est une personne, ce n’est pas le définir de manière essentielle, car l’homme est et demeure animal rationnel. C’est le classer parmi les grandes catégories d’êtres, en soulignant ce qu’il partage avec les êtres spirituels, les anges et Dieu. C’est le contexte des querelles christologiques, du reste, qui a conduit à dégager cette notion en la distinguant de celle, plus générale de nature : ce qui est tout le propos de Boèce. Il reste, pour ce qui nous concerne, que si la politique est une activité typiquement humaine (car ni l’animal, ni les anges, ni Dieu ne sont politiques), c’est par rapport à la définition de l’homme qu’il faut penser la politique, et non en fonction de ce que l’homme peut avoir de commun avec les êtres purement spirituels. La notion de personne ne semble pas être pertinente dans le contexte politique.
Par ailleurs, Locke, tout en abandonnant l’innéité cartésienne, conserve cette notion de conscience comme auto perception immédiate de soi – le terme de conscience n’est pas chez Descartes, mais telle est la signification du cogito. Or, une telle conception de la pensée humaine revient en fait à concevoir celle-ci sur le mode de la pensée d’Aristote, laquelle n’est autre que Dieu (cf. Métaphysique Λ, 9, 1074b 34). C’est là en définitive une autre manière de concevoir la personne selon des catégories théologiques, qui ne conviennent pas à l’homme, bien que l’on semble se détourner de toute théologie. Mais les évolutions panthéistes de la pensée moderne, notamment dans l’idéalisme allemand postkantien font comprendre que la théologie a été désertée de manière apparente plus que réelle. Et l’athéisme de Feuerbach ne nous dit-il pas que l’homme doit se réapproprier les qualités qu’il a aliénées en développant son idée de Dieu ? C’est donc que, d’une certaine manière, il est dieu lui-même.
En fin de compte l’abus de la notion de personne pour caractériser l’homme, et sa définition par la théorie erronée de la conscience de soi, qui ne décrit pas de façon juste la pensée humaine, ont contribué à une perception faussée de l’homme, et par suite de l’activité humaine. Notamment, la personne, notion métaphysique, ne saurait jouer le rôle de principe politique. Accéder à une juste vision des choses suppose ici une révision profonde de nos conceptions.