La famille est-elle naturelle ou culturelle ?

La famille est-elle naturelle ou culturelle ?

La question que vous posez « La famille est-elle naturelle ou culturelle ? » revient à poser la question de la légitimité de nos arguments. Car en face de nous, nous avons des gens qui arguent du caractère circonstanciel de la famille que nous défendons. Des gens qui nous disent : mais la famille que vous défendez n’existe ni partout ni toujours ! Les humains ont pu et peuvent être heureux autrement. Vous érigez en modèle universel une particularité à laquelle vous êtes habitués… Autrement dit : pourquoi faudrait-il défendre la famille telle que nous l’avons toujours connue ?
A cela je répondrai : ils ont raison. Le type de famille que nous défendons n’est pas universel. Ce qui est universel, c’est la famille comme lieu d’éducation et de transmission des enfants, mais il existe dans l’histoire et la géographie toutes sortes de familles.
Alors pourquoi faudrait-il défendre la famille telle que nous l’avons toujours connue ? Non parce qu’elle est naturelle : elle ne l’est pas. Mais en raison de la culture qu’elle porte.
La question de la validité des modèles de famille n’est pas une question d’anthropologie, mais d’anthropologie culturelle.

Dans son ouvrage L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884), Engels s’appuyait sur les travaux de l’ethnologue Morgan pour souligner que les plus anciennes formes de familles sont polygames et polyandres, et que le mariage que nous connaissons apparaît récemment dans l’histoire. Les temps anciens se caractérisent à la fois par le mariage de groupe et la propriété collective. Le mariage apparaît avec la propriété privée et correspond à une expression de la domination masculine. Engels, et le marxisme à sa suite, justifie l’abolition de la famille bourgeoise par son caractère aliénant, mais il va plus loin : il justifie la possibilité de cette abolition en établissant que cette forme de famille est apparue historiquement, après d’autres formes qui pourraient donc réapparaître.

Les débats d’aujourd’hui sur les formes de familles s’établissent sur les mêmes postulats. L’ouvrage de l’ethnologue Cai Hua sur les Na de Chine (Une société sans père ni mari, PUF, 1997) décrit une société matriarcale vivant aujourd’hui dans la province du Yunnan, et dans laquelle prévaut le « système de visite », système sexuel à la fois polygame et polyandre. La conclusion de l’auteur est éloquente : « Le mariage n’apparaît plus comme le seul mode de vie sexuelle institutionnalisée possible. Sans mariage, une société peut parfaitement se maintenir et fonctionner aussi bien que les autres » (p.360), « le cas Na témoigne du fait que le mariage et la famille ne peuvent plus être considérés comme universels, ni logiquement ni historiquement » (p.359).

Si le mariage par groupe ou la polygamie/polyandrie ont existé avant ou existent ailleurs, cela démontre que l’institution de la famille européenne classique n’a d’intérêt que relatif, et pourrait fort bien être abandonnée. Elle ne représente pas un constituant humain fondamental, ne fait pas partie d’une « nature humaine ».
Ici apparaît une question d’anthropologie culturelle. Le problème posé par la modernité n’est pas : l’homme peut-il vivre sans mariage ni famille à l’européenne ? A l’évidence, il le peut, ce qui est confirmé historiquement et géographiquement. Mais le problème est : souhaitons-nous opérer la rupture vers ce type de société ? Quelles en seraient les conséquences ? Et plus profondément : ce type de société entretiendrait-il encore les référents culturels que par ailleurs nous défendons ?

Le cas des Na actuels, où l’homme n’est qu’un « arroseur », selon le terme utilisé, et où la paternité n’existe pas, se retrouve fréquemment dans les sociétés primitives. Les principales caractéristiques du modèle matriarcal sont l’absence de mariage, la maîtrise de la fécondité par la mère, l’éviction du père et la sacralisation du plaisir (cf. Michel Rouche, « La famille matriarcale est-elle de retour ?, dans La famille, des sciences à l’éthique, Institut des sciences de la famille, Bayard, 1995, p.84). Une observation objective de nos sociétés montre que nous sommes bien en train de passer d’un modèle à l’autre.

L’effacement actuel de la paternité pour laisser place à une forme moderne de matriarcat s’effectue au nom du Progrès. La législation française qui institue en 1999 un couple doté des avantages financiers et fiscaux du mariage mais sans responsabilité dans la durée, garantit par là même le rôle prédominant de la mère, seul ancrage certain de filiation si la loi n’affirme pas le père dans son rôle. Cette réforme, qui confère une liberté supplémentaire aux adultes – dédouanés de responsabilité vis à vis des enfants et vis à vis de l’autre conjoint – se donne ainsi pour une avancée nouvelle dans la marche au Progrès (dans la discussion sur le Pacs à l’Assemblée Nationale, séances des 12 et 13 Octobre 1999, l’argument des défenseurs du texte est celui du progrès –« progrès de civilisation », « dynamique de progrès », « avancée », « du coté du progrès » etc, ses adversaires étant donnés pour « rétrogrades »). Pourtant, l’ensemble de cette évolution constitue plutôt un retour à des formes anciennes d’avant l’apparition du modèle patrilinéaire et patriarcal.

Devons-nous considérer comme un progrès une évolution qui nous rapproche peu à peu des matriarcats anciens ? C’est à partir du critère des référents auxquels nous tenons que nous pouvons évaluer ce qui est « progrès » et ce qui est « régression ».

Quelles sont les justifications essentielles de la famille biparentale stable, que nos tribus sont en train de remplacer ? Situons-nous en dehors des normes religieuses qui ne sont plus consensuelles : la fidélité conjugale, par exemple, ne peut plus requérir en elle-même aucune justification. La famille biparentale stable ne peut se reconnaître qu’une seule justification : elle vise à façonner des enfants dotés d’autonomie, autrement dit, des sujets.

Peut-il y avoir façonnement de l’autonomie personnelle dans le pays du désir ? Le sujet n’est pas une donnée de nature. La personne se construit comme sujet en reconnaissant par elle-même la dure loi de la réalité. Il lui faut pour cela intégrer, en toute conscience, la catégorie du possible. C’est seulement à partir de cette reconnaissance du possible qu’elle devient capable de faire des choix. Le sujet éduqué à l’initiative reçoit la loi du père, et des autorités de support, pour pouvoir ensuite se donner sa propre loi : il devient auto-nome. L’homme ne devient personne autonome que s’il intègre une loi, s’il accepte de penser lui-même les limites, même s’il doit tâtonner pour en chercher constamment les contours. Autrement dit, l’autonomie personnelle ne s’établit que sur la conscience et la responsabilité des limites : on ne se donne de lois propres que dans l’espoir d’apprivoiser sa propre finitude dont on ne laisse plus désormais la charge à d’autres, comme l’enfant dans le pays tout-puissant de la mère. L’être humain ne saurait devenir autonome qu’en sacrifiant le principe de plaisir pour habiter la réalité de ses propres restrictions. S’il n’accomplit pas ce mouvement de reconnaissance des limites à travers l’éducation, il ne se libèrera pas pour autant de la catégorie de l’impossible, ni de ses propres limites : car cela, nul ne le peut. Il lui faudra au contraire subir la loi de la réalité qui lui viendra de l’extérieur : loi de la communauté dans les sociétés holistes. La société matriarcale n’est pas capable d’abriter l’autonomie personnelle. Car elle s’inscrit dans la double logique de la protection et de la soumission, dont l’autonomie est absente.

Nos contemporains se réjouissent de la solidarité qui se développe à l’intérieur des familles recomposées, et avalisent l’émergence de « tribus » qui, remplaçant les familles traditionnelles, viennent atténuer la crainte devant l’individualisme grandissant. Mais si les tribus contemporaines rétablissent bien une forme de vivre-ensemble où la solidarité prend sa part, elles ne peuvent guère jouer, sauf exception, le rôle que notre culture assigne à la famille : la formation de sujets autonomes à travers des rôles d’autorité. Les débats récents qui visent à conférer aux jeunes mineures le droit de demander l’IVG ou la pilule du lendemain, apportent en effet des libertés individuelles supplémentaires, laissant l’illusion que l’individu sera ainsi plus conforme à l’image que nous nous faisons de l’homme. En réalité, c’est le contraire : car l’enfant mineur, qui n’a pas encore appris à accomplir des choix, se verra imposer des comportements réglementaires par les instances administratives. Ainsi, par crainte des négligences de la famille ou par crainte de son anti-conformisme face aux certitudes du temps, on lui enlève le rôle éducatif pour le confier aux instances d’Etat. L’enfant peut avoir l’impression première qu’il devient plus libre en échappant à ses parents et en recevant la loi d’une autorité anonyme, qui dissimule son idéologie sous le manteau de la technique et de la science. En réalité, il a perdu ce qui aurait fait de lui un sujet : les instances sociales peuvent lui dicter un comportement, mais elles ne sont pas capables de lui apprendre l’autonomie.

Car l’éducation à l’autonomie est une tache de complicité, d’affection et de patience, qui s’accomplit par essais et erreurs, et accepte le risque. Seule une famille dans laquelle les rôles d’autorité sont répartis et durables, peut assumer ce risque. La famille a les moyens de proposer une éducation d’initiative, essentielle à la construction du sujet. L’Etat ne peut assurer qu’une initiation.
La disparition de l’autorité paternelle, voire du père tout court, ne fera pas disparaître l’autorité en général, et ne mettra pas l’individu à l’abri des oppressions. Car il faudra bien à l’individu une loi, et l’Etat la lui imposera d’en haut. Pour ne plus recevoir l’autorité parentale, il subira celle d’instances anonymes. Cette seconde autorité sera différente de la première : la loi étatique tombera directement, nantie de sa puissance officielle, sur la nuque d’un individu sans défense. Tandis que la loi parentale peut avoir quelques chances, si l’on y prend garde, de viser l’apprentissage de la liberté qui développera un sujet capable d’indépendance d’esprit face à tous les pouvoirs.
La famille est naturelle, et elle existe partout, y compris chez les animaux. Mais ce qui nous importe, c’est le modèle culturel. La famille tribale, la famille polygame, la famille sans père ni mari, peuvent abriter dans leur sein des enfants aussi heureux que les nôtres. Mais elles ne peuvent que les dresser, et pas en faire des sujets. Elles peuvent leur apporter une éducation d’initiation, et non une d’éducation d’initiative. Autrement dit, elle fabrique des serfs pour un Etat tout puissant. Nous qui clamons l’essentielle exigence de la liberté personnelle et de la liberté de conscience, est-ce cela que nous voulons ?

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Chantal Delsol

Chantal Delsol

Née à Paris en 1947, Chantal Delsol est une philosophe, historienne des idées politiques et romancière, membre de l'Institut (Académie des Sciences morales et politiques) depuis 2007. En 1993, elle fonde l’Institut de recherche Hannah Arendt. Sans faire mystère de sa foi catholique, elle se décrit également comme une « libérale-conservatrice ». Chantal Delsol collabore comme éditorialiste au Figaro et à Valeurs actuelles. Elle est également directeur de collection aux éditions de La Table Ronde. En 2015, elle publie Le Populisme et les Demeurés de l’Histoire, aux Éditions du Rocher, 2015.