De la voie sans issues au suicide
Cyril Brun, consultant en bilan personnel, passe au crible de l’anthropologie certains mécanismes du suicide et parmi eux le plus froid, le suicide prémédité du « mort-vivant »
Le suicide est toujours un traumatisme pour ceux qui restent. Outre le choc, la tristesse, bien souvent une culpabilité collective prend l’unisson du « comment n’avons-nous rien vu venir ? » Il faut dire que pour les personnes qui ne sont pas concernées, le suicide est tout autant un tabou qu’une énigme. Car cet acte, qui n’est autre que l’ultime d’une série aux allures très diverses, obéit à une logique propre bien loin de toute irrationalité, comme le pensent trop hâtivement bien des gens. Après la mort d’un proche, nous repassons en boucle les derniers moments, nous cherchons, parfois avec désespoir, ces infimes détails que « nous aurions dû voir ». Mais ceux qui restent mènent une investigation à l’aune de leur propre rationalité. Ils tentent de combler un scénario par des éléments logiques ou au contraire par des ruptures irrationnelles qui seules sembleraient pouvoir expliquer l’inexplicable. Comme si, tout à coup, la folie devenait la plus rationnelle des solutions.
Mais c’est une erreur que de voir le suicide comme une succession de ruptures irrationnelles où la raison aurait totalement failli, engloutie par la souffrance ou le désespoir. D’une part la souffrance prenant une multitude de forme, les mécanismes de survie en face de cette douleur sont innombrables. D’autre part, la souffrance n’est pas systématiquement la cause du suicide. L’absence de souffrance, une sorte d’atonie émotionnelle peut tout aussi bien en être la source. Enfin, le désespoir n’épuise pas, à lui seul, toutes les causes du suicide. Encore faut-il nous entendre sur les notions de souffrance et de désespoir.
La souffrance est la conséquence d’un manque. Que ce manque soit réel ou imaginaire, il est ce que ressent celui qui souffre et, même irréel, il devient une réalité agissante. Ces manques peuvent être eux-mêmes très diversement qualifiés selon que le manque ressenti porte sur une chose bonne ou mauvaise. Le manque d’amour (réel ou ressenti) porte sur une chose bonne et nécessaire à l’Homme. Le manque de drogue porte sur une chose mauvaise et néfaste à l’Homme. L’attitude face à ces deux formes de manque et donc de souffrance, est radicalement différente. Si pour la seconde, le manque constitue un mal temporaire, mais nécessaire, celui du sevrage, pour la première, il s’agit d’un vide existentiel et structurel chez l’homme. Vide qui doit être comblé. Il n’y a aucun palliatif possible à ces manques essentiels. L’être humain ne supporte pas de souffrir et en même temps ce vide essentiel est sa condition même de survie puisqu’il le met en quête. Celui qui est repu ne bouge pas, au même titre que celui dont la quête s’est arrêtée.
Le désespoir est la conséquence de la non résolution de la souffrance. Cette dernière s’est peu à peu muée en tristesse. Or la tristesse est comme un arrêt sur image. Pleurer continue de donner une existence à la chose ou à la personne qui nous manque. C’est un attachement à un objet ou une personne rendu hors de portée, autant dire irréel. La tristesse nous fait vivre avec l’image de la réalité que nous avons perdue ou jamais atteinte. Cette tristesse irrésolue, par une incapacité (due à de multiples paramètres) s’achève dans le désespoir, lequel tarit le désir de quête ou le rejette en refusant tout autre objet ou personne de joie. Encore une fois, la tristesse est un arrêt de la vie sur un mouvement du temps qui, lui, se poursuit inexorablement.
Ce passage au désespoir, c’est-à-dire à l’irrésolution de la souffrance, peut être foudroyant ou bien une lente « descente aux enfers ». Tout dépend de la personnalité, de sa capacité de résilience et du contexte. La passion amoureuse, si proche du désespoir amoureux, peut conduire à des suicides éclairs. Mais aussi l’honneur bafoué, tellement lié à l’orgueil incontrôlé. Dans le suicide il y a, en effet, une part importante de l’image de soi. L’impossibilité de vivre avec une infamie, la certitude d’une culpabilité ou encore la conviction que nous ne pourrons « jamais nous en sortir parce que trop faibles » n’en sont que de petites illustrations. L’impression que « tout est accompli » peut également jouer dans le cas de l’affadissement de la quête existentielle, ce sentiment d’inutilité que par exemple nous retrouvons chez les personnes âgées (mais pas uniquement).
Quelle que soit la forme et la rapidité du mécanisme, le suicide n’est pas que l’acte ultime. Il est un processus logique qui s’achève par la mort ou sa tentative. Parfois du reste, la tentative de suicide n’est voulue que pour elle-même. C’est le cas de l’appel au secours. C’est une manière de dire que si personne ne trouve de solution à la souffrance, il ne restera plus d’autre alternative. Pour autant, le désir suicidaire n’est pas là, au contraire du désespoir qui lui est très présent, sans être ultime, puisque la démarche croit encore en une aide possible, fut-elle « miraculeuse ». Dans ce cas tout est fait pour que le suicide soit manqué et « spectaculaire », c’est-à-dire visible de personnes précises dont il est espéré une aide. Rien de plus rationnel que ce calcul par lequel on simule à l’extrême la mort. Ne parlons pas pour autant de manipulation. Laissons le cas aux personnes effectivement atteintes d’un tel syndrome. Il ne s’agit là que d’une manière d’appeler au secours. Bien souvent, c’est la seule dont, pour x raisons, la personne concernée se soit sentie capable.
Car il faut bien voir que le suicide est une voie sans issues dont l’issue est précisément le suicide. Il ne s’agit pas d’une route qui n’aboutirait nulle part, non, il s’agit d’une route de laquelle ne partirait aucune autre et sur laquelle aucun chemin ne déboucherait. Une route gardée à gauche et à droite de hauts murs. Si petits soient-il, ces murs ont été de toute façon infranchissables pour une infinité de raisons possibles. A un moment donné, s’étant trop avancé sur le chemin, il devient impossible de revenir en arrière, soit par fatigue, lassitude ou peur, soit parce que de nouveaux murs se sont, entre temps, élevés, bouchant l’arrière. Il n’est alors que deux possibilités, s’arrêter net sur le chemin, se poser ou s’effondrer et attendre comme un mort vivant, gavé de médicaments parfois, fuyant dans mille dérivatifs d’autres fois ; ou aller au bout du chemin, passer de l’autre côté. A ce moment-là la course suicide est achevée.
Avant d’être l’acte irréparable du désespoir, le suicide est l’inéluctable. Pour celui qui se suicide, il est l’absence de choix, il est « tout ce qu’il pouvait faire ». Encore une fois, que le processus soit instantané ou progressif et étalé dans le temps, il apparait pour celui qui se suicide le bout d’un chemin de portes désormais fermées.
Le suicide, lié au désespoir et à la tristesse, quelle qu’en soit la cause (dépit amoureux, perte d’un être cher, perte de l’estime de soi, de sa confiance en l’avenir…) s’il n’est pas un acte impulsif face à ces portes closes, est un acte prémédité qui répond lui-même à des scénarii très divers, en lien avec sa cause originelle. Le suicide prémédité répond toujours à une mise en scène dans laquelle celui qui va tenter de suicider est à la fois le script, le metteur en scène, le costumier, le décorateur et bien souvent l’unique acteur. Parfois même, il ne cherche pas de public, au point que le scenario comprend la disparition du corps. Au contraire, un suicidé peut vouloir laisser un ultime message, à l’occasion une vengeance, pour faire payer l’auteur de sa souffrance. Selon les circonstances, il aura besoin d’une tierce personne, comme le chauffeur d’une voiture, le conducteur d’un train sous lequel il se jettera. Ce qui est certain c’est que, bref ou long, ce script, impulsif ou recherché, il se l’est maintes et maintes fois repassé, c’est même ce qui le fait « tenir » au point de reprendre des couleurs de vie. Il a un but désormais et il y trouve une certaine paix, voire une joie. Il pourra ou non, dans une lettre ou dans sa mise en scène, livrer le pourquoi de son geste et c’est là que, pour les spectateurs de la dernière scène, les liens logiques manquent parce qu’entre la cause première qui a tout enclenché et le bout du chemin, les portes closent n’apparaissent que rarement. Et ce parce que bien souvent celui qui s’est suicidé n’a pas vu ces portes tant il était happé, comme hypnotisé par les murs et la voie sans issues. Il était captivé par « l’inéluctable », comme celui qui a le vertige est fasciné par l’appel du vide.
Il est toutefois une forme de suicide prémédité bien plus froid que celui du désespoir de la tristesse. Celui qui, sans être entré dans cette spirale douloureuse, émotionnelle violente, n’attend plus rien de la vie, celui qui a cessé la quête. Il est, pour lui-même, mort depuis longtemps et lorsqu’il en prend conscience, l’issue du chemin n’est pas seulement une évidence, elle est logique. Plus lourd à porter, elle est cohérente. Quelle qu’ait été le déclencheur ou le faisceau d’événements déclencheurs de cette atonie, la personne se trouve privée d’émotion. Elle ne ressent plus rien de la souffrance sans doute après s’être barricadée derrière une lourde carapace, laquelle, et c’est le revers dramatique, ne laisse plus non plus passer la joie. Cette absence de ressenti a peu à peu coupé du monde le sujet qui vit mécaniquement sans vivre. Il est bel et bien un mort vivant.
A terme la carapace peut devenir lourde et asphyxiante. C’est ce qui peut advenir de mieux, car une implosion pourrait faire voler en éclat l’armure. Mais elle peut au contraire annihiler la dynamique de quête et avoir tellement coupé du monde la personne sous sa carapace qu’elle a l’impression de ne plus vivre que dans un rêve et de ne plus servir à rien. Alors le sentiment d’inutilité couplé à la perte du goût de vivre aseptisé par la cotte de mailles deviennent « cohérents » avec l’issue du chemin. Puisqu’il n’existe plus, alors que les faits rejoignent la réalité. Se met ainsi en route un meurtre avec préméditation, le sien. Savamment, sciemment, il a le temps puisqu’il est déjà mort et qu’il ne ressent rien (croit-il), il va organiser plus que sa mort, sa disparition. Il ne s’agit pas tant de se libérer d’une souffrance que se rayer de la carte. Il n’existe pas, sa mort doit donc passer inaperçue. Pas de mise en scène pour un public qui le découvrirait, au contraire, il faut faire disparaitre toute trace de vie. Il va « régler ses affaires » et devenir invisible. Si au travail de nouvelles obligations lui incombent, il trouvera le moyen de les faire en duo et de se désengager. Si des personnes dépendent de lui, il s’arrangera pour qu’elles soient autonomes. Il est cohérent que sa disparition n’ait aucune influence matérielle. Il se fera de plus en plus rare pour détacher ses proches de l’habitude de sa présence et puis un jour, toutes portes étant closes, on n’entendra plus parler de lui, jusqu’à ce qu’on finisse par « se rappeler » de lui et le chercher, au-delà de la voie sans issues.
Dans les derniers temps, tous ceux qui s’apprêtent à se suicider ont un regain de dynamisme et même de paix, parce qu’ils ont un but dans lequel ils croient. C’est leur espérance et cette animation ultime peut parfois leur redonner gout à la vie. Mais ne pas aller au bout du chemin revient pour eux à retomber dans le gouffre.
Le drame du suicide est d’être une voie solitaire où les œillères sont l’arme véritable. L’Homme a besoin d’une quête pour vivre et survivre. Il a besoin d’être attiré par un but, il a besoin d’aimer tout autant l’objet de sa quête que la quête elle-même. L’endurance, la résistance à l’épreuve sont capitales, mais elles sont souvent proportionnées au désir que l’on met dans l’objet de sa quête. Regardez combien un homme à terre et amorphe, terrassé par la douleur, peut trouver d’énergie pour aller au bout de cette voie sans issues.
Au fond le problème du suicide est un défaut d’amour. Manque d’amour pour avancer ou perte de l’amour détruit et non remplacé. S’il est vrai que par amour on peut déplacer des montagnes et que par haine on peut les détruire (la haine n’étant qu’un amour inversé), il est tout aussi vrai que sans l’amour, l’être humain est un mort vivant, incapable de se mouvoir et condamné à une voie sans issues. L’issue véritable d’un suicide se trouve dans l’amour. Réconforter, donner des forces, certes, mais l’Homme vit par amour et pour l’amour.
En effet, quand se profile la mort, quand le désir d’en finir avec les tourments de la vie devient si vif que rien ne semble pouvoir le faire taire, un argument est alors renvoyé comme une culpabilité de plus à celui qui veut en finir : « vis pour les autres ! Peu importe ta souffrance mais ne nous fais pas souffrir ! Vis, c’est-à-dire souffre, comme ça nous, nous ne souffrirons pas de ta disparition ! »
Et du fond de son corridor de la mort, l’interpelé de répondre : « Vous, les autres qui refusez de souffrir, comment pouvez-vous nous supplier de souffrir pour vous ? Vous-même qui me faites souffrir au point d’aimer la mort plus que la vie, comment espérez-vous que j’accepte, pour votre bonheur qui se construit sans moi, de m’imposer le supplice de vivre une vie qui de toute façon est une mort.
Redonnez-moi la joie de vivre et l’amour de la vie ! Mais ne m’imposez pas de vivre l’enfer pour votre paix. C’est inique et injuste ! On ne peut forcer à vivre un mort vivant pour sa propre paix ! Si vous voulez que nous que la vie rejette, soyons votre joie, prêtez nous alors ces chausses qui nous permettront de gravir cette montagne de douleur, au lieu de nous engluer dans cette vallée de larmes. »
Redonner envie de vivre, redonner quelque chose, quelqu’un à aimer est l’unique issue avant qu’il ne soit trop tard. Il ne suffit pas d’être aimé. Il faut aussi avoir à aimer pour vivre.