Co-auteur en 2011 d’un ouvrage intitulé « Immigration et charité chrétienne« , Cyril Brun, docteur en sciences humaines, revient dans cet article sur les problèmes philosophiques posés par l’aide médicale d’Etat, réservée en France aux étrangers en situation irrégulière, et souvent considérée comme un appel d’air à l’immigration clandestine.
La question de l’aide médicale d’Etat (AME) revient souvent dans les sondages et dans la presse. On le comprend. Elle représente, parmi tout un arsenal de mesures destinées à secourir les étrangers entrés illégalement en France, tout un paradoxe. Faut-il accueillir autant pour aider ceux qui souffrent ? Et cet accueil, constitue-il réellement un Bien pour les migrants ainsi secourus, et pour la société qui leur donne l’hospitalité et les soigne ?
A l’heure où les immigrés arrivent en masse aux frontières de l’Europe, cette question soulève un problème délicat, qui se situe sur une fragile ligne de crête entre la nécessaire assistance, la réalité financière de celui qui assiste et l’assistanat. Moralement, il n’est en effet pas acceptable de laisser sans soin un pauvre (ce que peut être l’immigré qui arrive). Le minimum de santé doit toujours être garanti. Telle est la base du respect de la dignité humaine. Cependant, il convient de ne pas oublier qu’afin de ne pas tomber dans un assistanat qui ne respecte pas un autre pan de la dignité humaine, la responsabilité, il est juste également de demander une contrepartie à l’aide. Il ne s’agit pas de monnayer l’aide, mais de la rendre juste et respectueuse des personnes aidées.
Mais que demander à qui n’a rien ? Cette interrogation en cache une autre, qui est celle de la plus-value que ces personnes dépendantes peuvent apporter au pays. Question que nous pouvons, au demeurant nous poser pour toute personne dépendante et qui nous renvoie à la délicate problématique de la dépendance et de la vieillesse. (Voir à ce sujet notre article)
Car ne nous y trompons pas, cette question n’est pas d’abord celle du donnant-donnant. Il s’agit d’être capable de recevoir même de ceux qui n’ont rien. Il en va de leur dignité d’être humain. Avec un tel regard, nous les verrons moins comme une charge et nous respecterons ces deux aspects de la dignité humaine que sont la santé et la responsabilité.
Cet angle de vue ne prend pas en compte le statut d’immigré qui est une autre question, mais celui d’êtres humains actuellement en résidence sur le territoire. En effet, il y a là deux problématiques distinctes sur le fond, mais que porte une seule et même personne, l’immigré. Aussi, convient-il de les distinguer dans leur prise en compte morale, car il ne s’agit pas de savoir ce que l’on va faire de ces immigrés, mais de ce que l’on fait de ces êtres humains qui sont, par le fait même de leur présence sur notre sol, sous notre responsabilité.
Que cette prise en charge ait un coût entre dans la seconde partie de la question et non dans la première. Que ce coût soit supporté par une population qui n’a rien demandé fait de fait partie de la problématique liée à l’immigration mais aussi à celle de la charité. L’État doit-il seul supporter ce coût ou bien, comme d’autres domaines, est-ce à l’action caritative, venant des citoyens ? Une sorte de santé du cœur comme il y a dans « les restos du cœur ». Au fond, la question est là. Est-ce à l’État qui subit (au sens où il ne les a pas appelées) des entrées massives sur son territoire de supporter le coût de ces entrées ? Nous en revenons finalement à l’immigration clandestine. Un État qui accueille en effet officiellement un étranger passe avec lui un contrat et lui reconnaît des droits. Mais une personne immigrée qui n’admet aucun contrat avec la société dans laquelle elle s’impose, peut-elle exiger de cette société des droits en retour ?
Dilemme… comment ne pas porter atteinte à la dignité humaine et respecter le Bien Commun d’une société, forcément perturbée par l’arrivée imposée de nouvelles personnes en son sein ? On ne peut en rester à la forme légaliste du droit et de ce qui est juste. Car s’il est juste de respecter la dignité humaine, il est également juste aussi de respecter le Bien Commun d’une société, comme il n’est pas juste de venir pour des questions personnelles perturber le Bien Commun. Mais il est juste aussi, lorsque sa dignité est remise en cause de chercher les moyens de vivre dignement. Nous voyons bien ici que la justice a ses limites et que seule la charité peut la dépasser. En effet, l’État, par nature, est garant du bien commun, c’est à dire du bien de l’ensemble de la société et du bien personnel de chacun des membres. Ces biens (collectifs et personnels) ne peuvent se faire au détriment de personne. L’État n’est donc pas responsable du bien personnel de ceux qui ne sont pas membres de la société. Cela sort de ses prérogatives, sauf si les membres de la société le délèguent pour cela. Mais à ce compte-là, la société l’intègre à son bien commun parce qu’elle prend en compte cette donnée. Seule donc la charité des membres peut concrètement et justement agir pour aller au-delà du droit de justice.
Ainsi, soit les Français acceptent de considérer comme faisant partie du Bien Commun ces étrangers en situation irrégulière, et à ce compte-là ils l’assument dans la répartition des biens et cela incombe à l’État ; soit ils ne l’acceptent pas et c’est à la charité privée de s’organiser, via des associations par exemple. Mais concrètement si les Français décident que cela fait partie du Bien Commun alors il faut qu’ils acceptent les sacrifices qui vont avec, surtout en cette période de crise.
Mais il ne faut pas être angélique : faire entrer cette question dans le Bien Commun peut avoir d’autres conséquences plus graves qu’il faut bien analyser. Il est un fait qu’on ne peut accueillir indéfiniment « toute la misère du monde ». Or, une telle démarche peut être infinie. Où est alors la juste limite ? Le principe de réalité nous rappelle qu’on ne peut mettre en péril son propre équilibre. Cela pose la question de l’intégration qui dépasse la simple assistance médicale.
La question est donc plus profonde qu’un tour de vis de Bercy, cherchant des pistes d’économies, ou que la question du coût social des immigrés en France. Kurdes, irakiens, maliens, chrétiens ou musulmans, nous sommes face à des hommes qu’il faut aider, mais les aider c’est respecter leur dignité, celle de ceux qui accueillent mais aussi celle de ceux qui, attirés par un modèle idéalisé sont encore susceptibles de venir en France.
Bref, face à une question concrète de santé immédiate qu’il faut traiter, nous ne devons éluder une question plus profonde et structurelle, celle de la cause du départ des immigrés de leur pays. La vraie solution se trouvera là. C’est pourquoi, susciter la charité privée pour aider les immigrés présents semble un moyen de traiter la question sans l’institutionnaliser. Faut-il alors revenir radicalement sur l’aide actuelle apportée par l’État ? Oui sans doute, mais d’une manière progressive et responsable, le temps que l’aide privée se structure et grandisse.
Mais le problème de l’immigration ne se résoudra jamais qu’à la source, c’est-à-dire en créant les conditions de vie suffisantes et dignes dans les pays d’origine des immigrés. Nous retrouvons là la vraie solidarité qui nous lie tous. Une solidarité qui n’est pas d’abord un éphémère élan du cœur, vite retombé, mais une réalité qui nous concerne tous. Car ce qui se passe au Moyen Orient ou au Maghreb nous concerne, à plus d’un titre, très directement.