Après avoir brossé un riche tableaux des essais pédagogiques et littéraires des siècles passés, pour mettre en valeur l’enseignement des langues anciennes, le Professeur Gain nous rappelle que ces auteurs ne furent pas toujours et partout les bienvenus, à l’époque moderne où pourtant ils connurent leur grand retour en Grâce.
A l’époque moderne, l’accusation d’athéisme avait été lancée contre les « papistes italiens » par le polémiste calviniste Philippe de Mornay (1549-1623), le Hollandais Gisbert Voet (1589-1676) et même par Pierre Bayle (1647-1706), au motif que l’étude de la philologie prenait la place à leurs yeux de la « vraie théologie ». Au milieu du XIXe siècle, un prêtre catholique cette fois, l’abbé Jean-Joseph Gaume (1802-1879), vicaire général du diocèse de Nevers, publia Le ver rongeur des sociétés modernes ou le paganisme dans l’éducation , Paris, Gaume : 1851, 426 p. Selon ce contempteur de la littérature classique , il fallait que l’enseignement chrétien renonçât à former les nouvelles générations au latin dans Virgile ou Ovide, au grec, dans Homère ou Hésiode. Ce n’était pas la première fois que les poètes étaient accusés d’immoralité. L’affaire s’envenima, par suite de l’entrée en lice, si je puis dire, de Monseigneur Dupanloup, appuyé par les jésuites. Plusieurs de ses confrères crurent devoir appuyer la thèse de l’abbé Gaume, ainsi que le journal L’Univers de Louis Veuillot – ce dernier avec fougue. Dupanloup interdit la lecture du journal dans son diocèse ; de son côté, l’abbé se lança dans la publication d’une Bibliothèque des classiques chrétiens latins et grecs pour toutes les classes , d’après un plan d’études dédié au pape Pie IX (35 vol. in-12, 1852-1855).
Sur ces entrefaites, les défenseurs des classiques ne restaient pas inactifs et l’abbé Jean-François Landriot (1816-1874), « chanoine d’Autun, ancien supérieur du Petit Séminaire », publiait en 1851 à Paris ses Recherches historiques sur les Ecoles littéraires du christianisme, suivies d’observations sur Le Ver rongeur, 243 p. L’auteur, qui était promis à une belle carrière ecclésiastique (il serait évêque de La Rochelle en 1856, puis archevêque de Reims en 1867) s’était déjà distingué sur le sujet par deux volumes de Conférences sur l’étude des belles-lettres et des sciences humaines, à l’usage des petits séminaires. L’ouvrage, dont la page de titre s’orne d’une double épigraphe, l’une en grec de l’historien Socrate (H.E., III, 16, 27) et l’autre en latin, de saint Jérôme (Préface à sa traduction du livre de Job), suivies de leur traduction, s’ouvre sur une lettre de Mgr Dupanloup du 19 avril 1852 –p. I-XII) à tous les ecclésiastiques de son diocèse chargés d’enseignement et d’éducation. L’évêque d’Orléans n’a pas de peine à réfuter la thèse de Gaume, à l’aide de saint Charles Borromée et de Bossuet, ce dernier appuyé expressément par Innocent XI. Après une telle mise au point, les énumérations un peu systématiques (siècle par siècle, du Ie au XVe) et scolaires des études littéraires suivies par tant d’écrivains ecclésiastiques renommés, d’après souvent des histoires de la littérature plutôt que d’après les sources elles-mêmes (faute de pouvoir y accéder en province, dit-il), donnent un peu l’impression, si vous me permettez cette expression, d’enfoncer des portes ouvertes.
La seconde partie (p. 151-243), en revanche, est consacrée à une réfutation pied à pied, page par page, de l’abbé Gaume, renvoyant assez souvent à ses volumes de Conférences (aux dames du monde). Du Ver rongeur, on peut dire qu’il ne reste rien, et ces pages, malgré leur date, conservent leur utilité, en fournissant un panorama détaillé de la place des auteurs classiques dans la formation des prêtres et des évêques à travers les siècles.
La polémique prit fin, semble-t-il, assez rapidement à la suite de l’encyclique de Pie IX Inter multiplices du 21 mars 1853, adressée aux évêques de France, qui était une exhortation sur divers sujets, dans laquelle le pontife recommandait en passant l’emploi conjoint des ouvrages des Pères de l’Eglise et des écrits païens, ceux-ci expurgés :
« Pergite ut facitis nihil unquam intentatum relinquere, ut adolescentes Clerici in vestris seminariis ad omnem virtutem, pietatem et ecclesiasticum spiritum mature fingantur, ut in humilitate crescant, sine qua nunquam possumus placere Deo ac simul humanioribus lit[t]eris severioribusque disciplinis, potissimum sacris ab omni prorsus cujusque erroris periculo alienis ita diligenter imbuantur, ut non solum germanum dicendi scribendique elegantiam, eloquentiam tum ex sapientissimis sanctorum Patrum operibus, tum ex clarissimis Ethnicis Scriptoribus ab omni labe purgatis addiscere, verum etiam perfectam praecipue, solidamque theologicarum doctrinarum, Ecclesiasticae Historiae et Sacrorum Canonum scientiam ex auctoribus ab hac Apostolica Sede probatis depromptam consequi valeant . »
Une partie des motivations de l’abbé Gaume nous échappe. Il est sûr que l’opposition d’alors entre libéraux et ultramontains a servi de catalyseur à cette polémique, de même que, sans doute, des rivalités entre des congrégations enseignantes : la récente loi Falloux (15 mars 1850) permettait la multiplication des établissements d’enseignement. A la fin du XIXe devaient se multiplier les éditions des auteurs classiques de l’« Alliance des maisons d’éducation chrétienne », publiées à Paris par la maison Ch. Poussielgue .
Même si on tient compte du contexte, on reste surpris par la vigueur de la campagne de l’abbé Gaume. Ce n’était pas la première fois que les études étaient mises en question, voire carrément condamnées par un homme d’Eglise. Le XVIIe siècle finissant avait connu la célèbre controverse entre l’abbé de Rancé, supérieur de l’abbaye cistercienne réformée de la Trappe et le mauriste dom Jean Mabillon (1691) : les études (pas seulement la lecture des auteurs païens) étaient-elles compatibles avec l’état monastique ? Mais le différend n’avait retenu l’attention que des lettrés et, bien sûr, des milieux monastiques. Avec l’offensive de l’abbé Gaume, l’enjeu était bien plus considérable, puisque c’est toute l’orientation de centaines de collèges et de lycées qui aurait pu être modifiée .
Au fond l’abbé Gaume et ses épigones auraient dû, puisque le débat n’était pas nouveau, se demander comment les Pères de l’Eglise avaient résolu le problème. En fait, il n’a pas ignoré leurs réflexions ou les confidences que certains nous ont laissées sur leur formation littéraire : il en a fait une lecture tronquée. L’un d’entre eux, du moins, méritait une lecture plus attentive, je veux parler de l’opuscule de saint Basile de Césarée († 378) Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques. Le maître mot de l’opuscule , c’est celui d’utilité. « C’est qu’effectivement, écrit-il, je suis venu vous donner le conseil de ne pas, une fois pour toutes, abandonner à ces hommes – les auteurs profanes – pas plus qu’une barque, le gouvernail de votre pensée, ni de la suivre par où ils vous mèneront, mais, n’acceptant d’eux que ce qu’ils ont d’utile (χρήσιμον) de savoir ce qu’il faut aussi laisser de côté. » A l’énoncé de cette thèse, au début de l’opuscule, on voit comme est trompeuse, et pour tout dire erronée, l’opinion reçue selon laquelle Basile de Césarée ferait un éloge sans restriction de la littérature païenne. Or cette opinion s’est imposée à la Renaissance, comme l’illustre le nombre considérable d’éditions imprimées de l’opuscule, à la suite de la traduction latine qu’en avait donnée l’humaniste Leonardo Bruni dès 1402. A celui d’utilité un autre mot clé est attaché, celui de choix, à l’image, nous dit Basile, des « abeilles qui ne vont pas également à toutes les fleurs, et qui, sur celles sur lesquelles elles volent, prennent juste ce qui est utile (ἐπιτήδειον) à leur travail. » Je ne vais pas développer ce que chacun peut trouver aisément dans cet opuscule de vingt pages et ne préconise nullement comme une censure des auteurs de l’Antiquité classique.
Article paru en janvier 2016 #confinement