
Jean d’Ormesson, dans « Le Vent du Soir », fait émerger le fils caché de Verdi, personnage méconnu au destin rocambolesque et tragique – qui semble tout droit sorti d’un opéra de ce père inconnu de lui, musicien si reconnu de son vivant, fêté dans toute l’Europe ; la vie de ce Nicolas semble épouser les tourmentes révolutionnaires et les intrigues diplomatiques d’une Europe déstabilisée par l’épisode napoléonien : il a connu la fortune, l’amour (incestueux) et toutes sortes d’aventures avant de trouver une mort héroïque au cours de la guerre russo-japonaise. À se demander si son père « naturel » n’a pas appelé sur lui « la force du Destin » ! Bien sûr, cette émission est accompagnée de plusieurs extraits d’opéra de Verdi, dont un du Requiem dirigé par notre invité , Cyril Brun, historien et musicien qui partage avec Jean d’Ormesson la verve du conteur. (source RFC Haute Normandie)
Vous pouvez retrouver ici l’émission en musique
S’il est une vie que Verdi aurait pu mettre en musique c’est bien le destin incroyablement tragique de son propre fils, Nicolas. Un fils qu’il n’a jamais connu, dont il apprit tardivement la naissance et dont probablement il ignora la mort héroïque. Des prémices de sa naissance à sa mort au chant d’honneur, on ne peut qu’avoir à l’esprit le titre de ce grand opéra composé par son père « La force du destin ».
Je n’avais jamais nulle part entendu parler de ce fils caché et ignoré bien qu’à l’époque dans l’aristocratie comme dans la bourgeoisie occidentale l’affaire fit grand bruit et scandale. C’est Jean d’Ormesson, proche de la famille Wronski / O’Shaughnessy qui a eu accès aux archives, comme aux récits de témoins de premières mains qui raconte cette extraordinaire épopée, à l’occasion d’un ouvrage aux dimensions plus vastes, Le vent du soir.
Je vais ici en donner le résumé, dépouillé du récit romancé par l’académicien, mais en me fondant sur sa propre enquête et en renvoyant aux preuves qu’il mentionne dans son livre.
Tout commence en Russie, dans la première moitié du XIXème siècle quand une jeune fille de petite noblesse française, chassée par la révolution, est engagée comme professeur de français par l’une de ces grandes familles russes, les Narichkine. Marie de Cossigny, jolie jeune femme, ne laisse pas indifférent l’oncle et le neveu Narichkine, ce qui n’est pas sans créer quelques tensions familiales. Il semble qu’elle ait eu une aventure avec les deux. Quoiqu’il en soit, lorsqu’elle est chassée de Saint-Pétersbourg, par la vieille douairière, elle est enceinte, probablement de l’un ou de l’autre.
Après un parcours de ville en ville, Marie arrive à Vienne où elle retrouve des amis de sa famille, les Herbignac. Elle se lie d’amitié avec Hortense qui se trouve être la maîtresse du richissime comte Wronski. Malgré la situation de Marie et l’enfant à naître, Piotr Vassilievitch tombe éperdument amoureux de l’amie de sa maitresse et l’enlève à Venise où ils se marient et où nait Nadia qu’il reconnait pour sa fille. Dans la cité lacustre, Wronski se passionne pour Verdi dont il devient l’ami tandis que sa femme devient la maitresse du compositeur adulé de l’Italie effervescente. Se forme un trio tacite, le comte n’ignorant rien de la liaison de son ami et de sa femme, jusqu’à ce que Marie tombe enceinte de Verdi. Elle écrit alors une longue lettre à Milan pour annoncer à son amant qu’elle porte son enfant (lettre reproduite p.122). Mais l’accouchement est difficile et le comte annonce à sa femme qu’elle a mis au monde une fille mort-née.
Pour Verdi l’affaire en reste là. Mais en réalité, Wronski a fait enlever le fils des amants et l’a envoyé en Suisse pour qu’il y soit élevé dans le secret et l’anonymat, pourvoyant à toute son éducation. Il lui donne un des prénoms russes les plus portés, Nicolas. Il est élevé par une nourrisse dans les Grisons près de Munster puis sera envoyé dans un internat non loin de Saint-Moritz avant d’intégrer à 15 ans le collège de Rosey sur les bords du Léman. Il n’a pour seul contact qu’un homme barbu dont il ne sait rien, Zambrano, l’homme du Comte puis le notaire de Genève qui gère ses intérêts et la fortune que lui laisse le Comte. Mais pas plus Nicolas que Maitre Brulaz-Trampolini, ne connaissent la véritable identité de Nicolas Cossy.
Vient un jour où Nicolas reçoit sa fortune et devient totalement indépendant. Sur les conseils du notaire, il investit dans une chaîne d’hôtels et y travaille.
Pendant ce temps Nadia Wronski grandit, voyage avec sa mère, le comte ayant alors pris ses distances. De santé fragile, un médecin parisien l’envoie se reposer en Suisse. La mère et la fille séjournent dans un hôtel de la chaine dans laquelle Nicolas a investi. Il se trouve que lors du séjour des deux femmes, le jeune homme visite ce même hôtel. De belle allure, le port élégant, il ne laisse pas indifférent la jeune fille, pas plus qu’elle ne le laisse froid. Ce qui devait arriver arriva. Ils tombent amoureux et le jeune homme plait assez à la mère par ses manières et sa gentillesse. Passent ainsi plusieurs semaines quand le comte Wronski meurt, peut-être d’un suicide. Les deux femmes doivent regagner Venise, laissant Nicolas sur place.
N’y tenant plus et après de passionnés échanges de lettres (que d’Ormesson cite p.236), Nicolas décide de gagner Venise sans prévenir Nadia, ni sa mère. Il apprend que sa bien-aimée sera à la grande fête d’un prince que d’Ormesson ne nomme pas. Une de ces belles et somptueuses soirées vénitiennes. Le jeune homme se débrouille pour y être invité et se déguise sobrement. A son arrivée il découvre une scène macabre bien malgré lui. Le prince est mort avant la fête. On décide de cacher l’événement jusqu’au lendemain, conservant le corps sur de la glace. A force de chercher, il découvre sa belle en reine des mers et l’enlève sur les gondoles du soir. Galamment, le frère reconduit la sœur jusqu’à la Guidecca, sa demeure. Marie est en voyage. La passion des amants les conduit à une nuit d’amour dont Nadia sortira enceinte.
A son retour Marie d’abord réticente consent volontiers au mariage des deux tourtereaux et la fête se prépare. Mais Zambrano mourant de la tuberculose, apprend la chose et révèle au notaire la véritable identité de Nicolas Cossy, né Wronski fils de Verdi et donc frère de Nadia. Coup de tonnerre qui fit le tour de l’aristocratie et de la bourgeoisie d’occident. Le mariage œdipien est désormais impossible. Dans le même lit que Nadia, dans la même maison que Nicolas, nait Sophie-Hélène. Refusant qu’elle subisse son propre sort, face à l’impossibilité d’un amour honteux, laissant une sœur éprouvée et une mère éplorée, Nicolas disparait.
Il hésite entre le Pérou et la Chine, puis s’embarque à Marseille pour Shangaï via Suze, Calcutta et Bombay. Il arrive à Pékin en pleine révolte des Poings de justice, les fameux Boxers. Il se lie d’amitié avec le consul d’Italie et sa fille Gabrielle. Lors de l’insurrection, ils parviennent à gagner la légation des Etats-Unis où ils sont assiégés deux mois par les Boxers. Gabrielle tombe amoureuse du jeune homme qui finit par se laisser conquérir aussi. Alors qu’une armée occidentale libère la légation, dans le dernier assaut, Nicolas défend le bastion. Une balle le vise, mais Gabrielle s’interpose et meurt à sa place, dans ses bras. Nicolas disparait à nouveau.
En 1904, au plus fort du conflit russo-japonais, un homme de grande bravoure, admiré par les japonais eux-mêmes, se distingue au siège de Port-Arthur. Le capitaine Nicolas, russe italien, héros de Port Arthur sera tué lors de la bataille de Moukden, l’une des plus grandes victoires du monde asiatique sur l’Occident. Les témoignages disent avoir retrouvé son corps le sourire aux lèvres, sur le champ de bataille.
Ainsi mourut Nicolas Verdi Wronski Cossy, illustration des plus incarnées de ce que peut être, la sforza del destino.
Pendant ce temps, en Europe, Hélène Wronski parcourt le monde avec sa grand-mère, après la mort de Nadia. Elle ignora tout de son père jusqu’à son mariage avec Brian O’Shaughnessy. Ce sont leurs quatre filles, amies de Jean d’Ormesson qui sont l’occasion du récit de cette aventure par l’académicien.
Quant à Verdi, on ne sait rien de sa réaction à la naissance puis à la réapparition de son fils. Mais il ne sut probablement rien de sa vie après sa disparition de Venise.