Voilà bien un ouvrage qui fit couler beaucoup d’encre en son temps et aujourd’hui encore. Un roman sous une identité cachée, mais à la communication rondement menée pour assurer le succès d’une sortie rendue incontournable. Madame de Lafayette a su y faire ! Elle a su aussi se prendre et en même temps s’extraire du genre, en vogue qu’était le roman historique. Entre vérité et fiction, l’enjeu du roman est ailleurs et a probablement dépassé la femme de lettres.
Aujourd’hui ce serait le bruit que fit le moment clef du roman qui dépasserait les lecteurs modernes, pris entre leur incompréhension du monde d’alors et leur convictions modernes sur le mariage et tout ce qui tient aux sentiments amoureux ou prétendus tels.
Amour, fidélité, mariage. Une trilogie qu’on ne combinait pas autrefois comme aujourd’hui, ni même comme à d’autres époques intermédiaires. Le mariage qui consacre l’amour et que la fidélité rend indissoluble ; l’amour qui rend indestructible la fidélité ; la fidélité qui soude le mariage sans possibilité de retour ; la fidélité dans l’amour ; la fidélité dans le mariage ; la fidélité pour toujours ou la fidélité pour quelques jours ; l’authenticité de l’amour comme socle friable de la fidélité ; le mariage rendu fidèle par convenances ; la fidélité sans amour… petit panel des combinaisons possibles de ce trépied pas si éternel et intangible que cela.
Et c’est à la charnière de cette instabilité que se situe « l’aveu ». Cet aveu impudique qui scandalisa les lecteurs de l’époque. Cet aveu insignifiant qui émeut le lecteur d’aujourd’hui. Cet aveu vers lequel tend tout le roman et qui précipite la triple fin tragique, de l’amant, de la maitresse et du mari. Aveu sincère, aveu authentique, aveu libérateur de la conscience, aveu en forme forteresse pour ne pas céder, aveu mortifère qui ébranle toute un mode de vie, celui, non pas tant de la cour d’Henri II, cadre historique du roman, mais bel et bien celui très contemporain de madame de Lafayette, les cours de Louis XIII et du roi soleil.
Comment comprendre que l’aveu qu’une jeune épouse fait à son mari d’être amoureuse d’un autre homme, aveu qui inclut l’absolu promesse de fidélité au mari, aveu qui comprend la certitude de ne pas avoir cédé, comment comprendre que cet aveu ait paru si impudique et déplacé à l’époque ? C’est que la fidélité ne portait pas sur l’amour, mais sur le mariage. Le respect des époux, l’amitié ou le degré d’amour qu’ils pouvaient se porter faisait certes partie du mariage, mais pas l’amour passionnel, l’amour galant, l’union passionnée de deux cœurs. Non, la fidélité au mariage qui fonde la famille et tient une place clef dans la société, tel est l’engagement fondamental des époux. Alors, qu’une épouse soit amoureuse d’un autre homme ou réciproquement est secondaire, tant que cela ne remet pas en cause la solidité de la fidélité au mariage. Aussi, la princesse de Clèves pouvait bien aimer le duc de Nemours qu’importait, tant qu’elle restait fidèle au mariage et que ses amours ne remettaient pas en cause cet engagement.
Qu’avait-elle besoin d’avouer à son mari sa passion pour le duc ? Rongée par le scrupule, elle ne supportait pas de ne pas être fidèle, non pas au mariage qu’elle n’avait nullement l’intention de bafouer, mais à l’amour fou que lui vouait le prince de Clèves. L’aveu de la princesse au prince c’est celui d’une femme qui se ronge d’aimer un autre homme que celui qui l’a épousé par amour. C’est l’aveu d’un déséquilibre amoureux dans le couple. Là est l’impudeur. Cela ne regarde personne, pas même le mari. Un mari qui sera touché de la sincérité de son épouse, mais à jamais détruit par le doute de l’infidélité jusqu’à en mourir de désespoir. Il aurait donc convenu que la princesse se tut, resta fidèle en silence. Aveu inutile car il ne la libérerait pas de ses engagements. Aveu vain aux yeux du monde, puisqu’elle n’avait pas l’intention de tromper son époux.
Mais pour elle l’aveu devait lui servir de rempart pour ne pas céder. Elle attendait, par cet aveu, l’aide de son époux pour rester fidèle. Voulant protéger sa fragilité elle mit à mal celle de son mari, preuve s’il en est de l’inutile gâchis de cet aveu.
Aujourd’hui, loin de comprendre la fidélité au mariage ou à l’engagement, on voit dans l’aveu l’honnêteté d’une femme et l’on attendrait sans doute que l’amour du mari lui rende sa liberté. On oublie d’une part le sens de la fidélité et du mariage de l’époque. On oublie aussi que la jeune femme était tout à fait consentante à ce mariage. Elle serait donc bien infidèle à son propre engagement si elle partait. De nos jours on estime que la fidélité au mariage passe après la fidélité à l’amour et que s’il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de fidélité qui tienne. Ainsi beaucoup voient dans l’aveu de la princesse de Clèves, une simple déclaration de fait que l’on résumerait ainsi : je ne vous aime plus, séparons-nous. Cette vision révèle qu’à l’époque on était fidèle à une institution et à l’engagement vis-à-vis d’une personne, tandis qu’aujourd’hui ce n’est pas à une personne qu’on donne sa fidélité, mais au sentiment amoureux. Quand il n’est plus, la fidélité elle-même n’est plus.
Voilà bien un aveu d’un autre genre, qu’on n’ose se faire aujourd’hui car il révèle l’exact opposé de l’attitude de la princesse dans son aveu. Pour elle c’est bien le respect et la fidélité à un homme qui la pousse à l’impudique aveu. Aujourd’hui c’est la distance entre le respect de l’autre et notre propre individualisme que révèlerait un tel aveu.