Enguerrand, les passions du pianiste 3 – L’infini fuyant sous les coups de notre finitude humaine
Enguerrand est un jeune pianiste, concertiste en tournée. Brillant, beau et charmeur, il mène une quête intérieure en forme de fuite ou de plongeon dans l’absolu qui sans cesse lui échappe comme le sable file entre les doigts.
Ce sont les tourbillons de ses passions et les questions qui trouvent peu à peu réponse que Cyril Cortes-Brun, spécialiste des passions de l’âme, met en scène au fil des tournées du pianiste et que nous vous proposons en feuilleton, comme un conte philosophique initiatique et musical.
Quelque fut l’heure de son coucher, Enguerrand ne parvenait pas demeurer avec Morphée bien après 7 heures. Ce matin, il se réveilla comme il s’était endormi, bercé du ressac de la mer qu’on entendait lourdement chargée de sable et de sel. Il avait l’impression en s’étirant d’être déposé sur la plage comme s’il était déroulé des vagues qui l’avaient enveloppé dans la nuit.
Ses sens, tirés de la profondeur d’un sommeil toujours réparateur chez lui, prenaient le temps de sonder l’environnement nocturne qui le berçait. Tout dormait encore dans l’hôtel. Il se blottit dans ses oreillers cherchant vainement à prolonger son épopée aux côtés de Morphée, mais c’est la régulière respiration marine de Poséidon qui le fit peu à peu sortir de son cocon douillet. En s’étirant de tout son long il sentit les courbatures lui rappeler son sport de l’avant-veille. En traçant la ligne de ses muscles endolories elles lui renvoyaient l’écho profond en lui de l’amour de la vie. Peu à peu la caresse des draps à chacun de ses mouvements lui rappela la tendresse de certaines femmes d’un soir. Tout son corps s’éveillait et lui rappelait combien il aimait la vie. Se caressant les cheveux pour mieux sortir de la somnolence dont il goûtait le moment unique qui le mettait entre deux mondes, il ouvrit enfin les yeux qu’il frotta abondamment avant de percer la nuit qui à cette heure commençait à blanchir. La mer était là au bout de ses pieds allongés et croisés sous la couette. Il n’en percevait, outre le va et vient sonore sur la plage, que la ligne grise sans horizon et de furtifs éclairs d’argent. Le monde dans sa sobre puissance se détachait progressivement de l’aurore naissante.
De son lit il l’observa sortir de la pénombre. Les vagues se dessinèrent peu à peu et donnèrent corps au ressac qui se fit moins mystérieux à mesure que l’écume traçait la ligne de son horizon matinal. S’étirant à nouveau longuement, il poussa un léger soupir de douleur au passage incisif d’une courbature dorsale. Il sortit alors sur le balcon et acheva ses étirements, caressé par l’air cotonneux du matin. Vif et iodé le fin coussin de brise le pénétra tout entier. Habitué de ces idylles avec la nature il ne lui fallait pas plus de l’instantanéité pour être enivré d’infini. Il était sorti nu sans même s’en rendre compte mais il aimait quand son contact avec les éléments du cosmos brisait les convenances et les règles des hommes. Ici sa sensualité était une communion. Il s’ouvrait tout entier comme appelant de son corps déployé la force qui animait ce monde qui le dépassait et dont il se sentait comme amoureux.
Se tenant nu dans la blancheur de l’aurore il commandait à ses sens de ne rien perdre de ce qui par moment se rapprochait de l’extase amoureuse. Il n’était pas animiste il sentait juste que quelque chose lui donnait vie et nourrissait une joie non humaine en lui. Lui si orgueilleux, il aimait se sentir petit et fragile, impuissant devant cet infini qu’il ne comprenait pas. En mettant ses sens en quête il espérait au fond un jour en percer le mystère. Il se remplissait de cet instant de communion comme hier il savourait son homard. La même intensité absolue dessinait en lui son empreinte. Lorsque le contingent reprenait ses droits et qu’il lui fallait retourner aux tâches quotidiennes, il lui semblait, à chaque fois, avoir fait une excursion dans l’éternité.
Ce matin il la prolongerait à loisir. C’est du reste pour cela qu’il avait demandé qu’on lui monte son petit déjeuner. Avec le jour, les mouettes avaient repris leur chant et l’océan se détachait désormais nettement du ciel quoique leur gris perle fut identique. Enguerrand retourna s’allonger sous la couette d’où il contempla la ligne d’horizon se dessiner de plus en plus clairement. La vie pour lui pourrait s’éterniser ici. Il n’avait pas d’autres besoins. Mais son corps lui imposait, comme à chacun, des contraintes qu’il fallait satisfaire. En ces moments-là il percevait comme une tristesse ce tiraillement bien humain. Happé par cet infini, il lui fallait sans cesse le quitter pour prendre soin de ce qui en lui était fini. Un drame qui le laissait orphelin et faisait de lui un exilé en ce monde que pourtant il croquait à pleine dent.
C’était bien parce qu’il cherchait à garder le fil tenu qui dans l’ordinaire le reliait à l’infini, qu’il avait fait de sa vie une succession d’effluves d’absolu. Du sport aux randonnées en passant par les grandes tables et les belles demeures, il cherchait sans cesse à garder ce trait d’absolu qui au fond était aussi la marque de son originalité et que le commun des mortels trouvait fantasque.
Cette fois ci ce fut une jeune femme qui lui apporta le copieux plateau du petit déjeuner. Tout à sa contemplation il enfila distraitement son caleçon de la veille et ne prit conscience qu’il n’avait rien d’autre que lorsqu’il ouvrit la porte. Alors l’absolu bascula dans le fini et il sentit monter en lui l’éclair de l’homme tout à coup vidé de l’infini qui toujours filait entre ces doigts. Le désir de se voir dans les yeux de cette femme le submergea tout entier, comme s’il avait voulu enfermer là l’infini qui toujours se dérobait.