Coquelicot bière ou la femme éphémère – Enguerrand, les passions du jeune pianiste
Il est aussi brillant que talentueux, charmeur que beau. Irrésistible dans la vie comme sur la scène. Son style ? Il le cultive savamment. Sportif aimant sculpter son corps, élégant au détail soignant le rebelle, toujours prêt à charmer son public comme à séduire une femme. Une vie de de pianiste en tournée, préférant le récital solo aux orchestres, fils de musiciens, Enguerrand est l’archétype du beau garçon qui a tout pour lui. L’intelligence, la culture le talent sous les doigts, le sport dans la peau, la passion à la place du sang, mais la mélancolie enracinée dans son âme, comme un poison qui tout à la fois le pousse de l’avant et le ronge de l’intérieur…
I- Coquelicot bière
La salle était moderne, refaite à neuf. Les quelques 500 chambres de l’hôtel se déversaient petit à petit sous cette rotonde alimentaire charmante, bruyante et anonyme.
D’ordinaire, Enguerrand préférait choisir lui-même ses hôtels. Mais il arrivait que la production ait ses partenaires privilégiés qu’il fallait honorer. Il était donc descendu au westotel de Nantes qu’il ne connaissait pas. Il se trouva plongé dans une ambiance dynamique et de bonne tenue mais sans âme. La cuisine des îles était agréable, pourtant, la froideur impersonnelle de la maison, malgré la gentillesse et l’amabilité du service, lui donnait envie de bâcler son repas. Il était mal à l’aise. Il y avait comme un accord de dissonances. S’il choisissait ses hôtels et ses tables, c’était avant tout pour se pénétrer peu à peu et d’aussi loin qu’il lui était possible, de l’ambiance, de la note juste qui allait donner le ton et l’esprit du récital qu’il offrirait le lendemain au public nantais. Cette atmosphère électrisée aurait été parfaite pour du Scriabine, du Jazz et certains Stravinsky, mais flétrissait la douceur romantique de Chopin. Or, son âme était absolument perméable aux ambiances par lesquelles, impuissante, elle se laissait submerger. Il craignait, s’il restait trop longtemps soumis à ce tempo décalé, d’en imprégner toute la salle demain après-midi. Il lui fallait cependant achever sa dorade qu’il trouva à son goût, comme les légumes craquants qui accompagnaient son poisson sorti du four. Dissonance pour dissonance, les deux se mariaient aussi mal qu’une note étrangère à un accord établi.
A sa gauche, deux jeunes hommes d’à peine vingt ans devisaient sur leur entreprise et la réunion client du lendemain.
Au-delà du contenu de leurs échanges qui le dépassait, il se prit à envier les deux compères. S’il avait quelques grands amis avec qui échanger des heures et des heures sans fin sur le piano, la musique et l’art ou la nature, il était toujours seul les veilles de concert. Il n’avait personne à qui dire ses peurs de se livrer nu au public. Pas de vis à vis avec qui préparer son entrée en scène. Pas d’âme sœur pour le rassurer sur le public, sur son jeu ou son originalité. Comme chaque veille de concert il était seul à penser demain.
Le jeune pianiste n’avait jamais aimé jouer avec un orchestre. Ces concerts étaient pour le chef. On y glissait un concerto entre une ouverture et une symphonie. Un vague bis rappelait le pianiste et il s’en allait à l’entracte tandis que la phalange entamait l’œuvre majeur de la soirée.
Aussi ne donnait-il plus ce genre de spectacles depuis longtemps. Il avait l’âme indépendante et aimait son public. Il n’y avait pas là ego narcissique, mais il pouvait ainsi sentir l’âme de la salle et lui offrir un plaisir sur mesure. Pour lui, un concert se donnait avec elle. Il tenait cela de son père. C’était du reste tout ce qu’il avait gardé de lui depuis 10 ans qu’ils s’étaient brouillés, après la mort de sa mère.
S’il préférait les récitals, seul avec son public, la contrepartie de solitude était rude et parfois accablante. L’originalité avait fait son succès. Orfèvre en interprétation, il était d’une rigueur académique digne de Rameau, tout autant qu’un virtuose de la cadence revisitée. L’ombre paternelle planait malgré tout et il ne jouait Beethoven qu’avec minutie et effroi. Enfant, il passait des soirées entières avec son père à décrypter chaque note du maître de Bonn. Mais après avoir donné l’apassionata avec la rigueur de l’archéologue, il aimait jouer avec le public et réinventer le concerto avec lui. C’était sa marque de fabrique. Il la cultivait et elle faisait son succès grandissant. Les puristes ne pouvaient mépriser ses improvisations car ses interprétations fidèles étaient aussi virtuoses que musicologiquement fondées. Et il fallait avoir bien des arguments à lui opposer pour le prendre en défaut. Il était classique et moderne sur la scène comme dans la vie. Il y avait en lui un alliage bigarré de tradition et de modernité qui ne faisait pas toujours bon ménage et étirait parfois la science harmonique bien au-delà du dissonant acceptable à ses propres oreilles, pourtant, en la matière, bien habituées.
Ce soir, il se retrouvait seul face à lui-même, comme demain il serait seul avec Chopin. Il trouvait cependant moins éprouvant de scruter le patriote polonais que sa propre âme. La salle se vidait quand enfin son regard croisa celui d’une jeune femme désœuvrée derrière son verre de vin blanc à peine effleuré de ses lèvres précieusement essuyées. Il sentit alors fondre le poids d’angoisse qui depuis une heure s’appesantissait sur lui à l’idée de la nuit à venir. Elle n’avait pas d’alliance et son regard fuyait dès qu’Enguerrand levait les yeux vers elle. Au bout de quelques œillades dérobées, il fut suffisamment sûr de lui pour esquisser sans grand risque, un signe de tête souriant à la jeune femme. Sans surprise, comme elles le font toutes, elle parue gênée, mais ne laissa surtout pas s’échapper l’occasion qui s’offrait à elle de se sentir belle et flattée. Elles sont merveilleuses ! Pensa Enguerrand, non sans attendrissement. Elles veulent nous faire passer pour des goujats, mais nous traitent de mufles si nous ne les regardons pas !
Il prit son verre de vin et de son air d’artiste perdu qui avait toujours l’effet déroutant que son habitus séducteur s’ingéniait à infuser dans le trouble de ses conquêtes, il saisit au vol, des mains du serveur, le champagne gourmand de l’inconnue aux yeux bleus et se proposa comme jeune homme de compagnie. La suite enchaîna la partition réglée d’un orgue de barbarie, étant sauves les improvisations du virtuose composant avec son public unique. Elle était ravissante, mais d’une beauté plastique qu’Eguerrand préférait atténuer de la pénombre d’une chambre tout juste éclairée du clair de lune. Ce modèle de magasine était aussi froid que le papier glacé qu’elle aurait pu illustrer. Au fur et à mesure de la soirée, le jeune homme se laissa guider plus par l’habitude que par le plaisir. L’expérience avait imprimé en lui diverses sensations de femmes. Cette nuit, il tromperait assurément son angoisse, mais il savait qu’il resterait seul. Aussi avait-il préféré la rejoindre dans sa chambre que la conduire dans la sienne. Déjà, avant même d’être consommée, elle avait l’âpreté amère d’une mauvaise bière. Dans cette nuit, seul le sexe eut ses droits. Si l’âme d’Enguerrand était restée sur le palier à regarder par la fenêtre la piscine désertée à cette heure, sa conscience semblait boire l’amertume du houblon que brassait son corps. Ce n’était pas la première fois et ce ne serait pas la dernière, mais tout valait mieux que coucher avec celle qu’il avait surnommé la marâtre catin, l’angoisse de ses nuits solitaires. Il savait déjà la fleur qu’il aurait pu offrir à la belle s’il y avait eu un fleuriste dans l’hôtel et s’il n’avait craint d’être insultant : un coquelicot. Pimpant et écarlate, mais sans consistance ni lendemain.