par iciEn cette année du bicentenaire de la mort de Napoléon, nous poursuivons notre série consacrée à l’empereur à Rouen, sur fond de polémique autour de sa statue retirée pour restauration et que la mairie ne souhaite pas remettre en place, dans le cadre de sa politique destinée à donner “plus de visibilité aux femmes dans l’espace urbain”. Les Amis des monuments rouennais, engagé pour la conservation du patrimoine de la capitale normande, nous offre, article après article, un angle de vue historique de la question. Si vous souhaitez soutenir leur action en faveur du maintien de la statue de Napoléon devant l’hôtel de ville de Rouen, une pétition est en ligne par ici.
S’il n’existe en tout que 6 statues équestres de l’empereur – bien moins que de Jeanne d’Arc, une femme, l’aurait-on oublié ? – , deux se trouvent en Normandie. Pourquoi, alors que ce n’est ni sa terre natale ni le lieu d’un de ses hauts faits ? A l’origine de cet hommage exceptionnel, il y a avant tout le souvenir d’une visite ou d’un passage resté vivant dans les mémoires. Ainsi au Val-de-la-Haye (voir l’ouvrage de J. Chaib) : dès 1844, une colonne surmontée d’un aigle de bronze, avec au pied quelques reliques ramenées de Sainte-Hélène, fut érigée là où, le 9 décembre 1840, furent transbordées les Cendres sur un navire capable de remonter la Seine.
Rouen, où le passage des Cendres le lendemain avait suscité une immense émotion, songe dès 1853 à élever une statue, la suppression de son hôtel des monnaies rendant disponible le bronze de ses balances, issu lui-même de canons pris à Austerlitz ; mais divers obstacles vont ajourner la réalisation. Et c’est à Cherbourg, la même année, que le sculpteur normand Armand Le Véel présente un projet de statue équestre qu’on inaugurera en 1858, lors de la venue de Napoléon III pour l’ouverture de la ligne ferroviaire reliant la ville à Paris. Ce bronze, où l’empereur tend le bras vers la rade dont il avait complété les digues, rappelle sur le socle une phrase de son Mémorial : « « J’avais résolu de renouveler à Cherbourg les merveilles de l’Egypte ». Les habitants sont restés fiers de ce monument, toujours en bonne place dans l’argumentaire touristique de la ville. Et lorsqu’en 2015 on dut quelque temps, comme chez nous, déposer la statue pour une réfection, le maire Bernard Cazeneuve s’est bien gardé de proposer son remplacement par une figure plus actuelle…
A Rouen, les choses traînent : les finances municipales sont obérées par les coûteux travaux d’urbanisme du maire Verdrel et, bientôt, la grave crise cotonnière ruine maints industriels et met nombre d’ouvriers au chômage. C’est seulement par une souscription départementale que l’on parvient à réunir les fonds nécessaires, et c’est finalement le 15 août 1865 qu’est inauguré le monument, dû à Vital-Dubray, artiste renommé. On l’implante très symboliquement devant l’hôtel de ville (qui, rappelons-le, s’était établi sous le Consulat dans l’ancien monastère de Saint-Ouen), au carrefour de la rue Impériale (aujourd’hui « de la République ») voulue par Napoléon Ier et du nouvel axe est-ouest (l’actuelle rue Lecanuet) percé sous Napoléon III. L’empereur, c’est exceptionnel, est représenté tête nue, son célèbre bicorne à la main. Certains, tel Flaubert, dans un esprit d’opposition, ironiseront sur une soi-disant disproportion entre le crâne et le chapeau. Il aurait été plus juste de souligner, double originalité de cette statue, l’audacieux équilibre du cheval cabré et le geste de son cavalier, qui semble saluer les Rouennais… Quant à l’imposant piédestal, son décor est on ne peut plus clair : ce n’est pas le général longtemps victorieux qu’on célèbre ici mais le réorganisateur d’une France pacifiée, à travers des plaques de marbre frappées des mots « Code civil », Légion d’honneur » etc., et au moyen d’un bas-relief immortalisant, d’après un dessin du peintre Isabey, sa visite si appréciée aux manufactures rouennaises en 1802…
C’est sans doute pourquoi après le 4 septembre, la Ville, qui républicanise alors certains noms de rues, ne touche pas au monument napoléonien. Il y aura bien, en 1882, un élu radical nommé Chemin qui, estimant « que la statue de Napoléon Ier, le meurtrier de la Première République, est une œuvre malsaine et détestable au point de vue politique », en réclamera le remplacement par un « monument républicain », tel qu’une Marianne… Mais le maire Louis Ricard, bien que marqué à gauche, aura la sagesse d’enterrer un projet nullement consensuel. Peut-on espérer qu’au vu de notre pétition, il en sera de même aujourd’hui ?
Jean-Pierre Chaline
Notre illustration statue de Napoléon à Cherbourg