Vers le haut ou vers le bas ? Telle est la question lancinante du savoir vivre. La réponse est pourtant simple quoique les origines soient plutôt floues. La fourchette est la dernière arrivée des couverts sur la table des grands comme des petits. Le couteau est probablement aussi ancien que l’homme lui-même, qu’il soit de bois, d’os, de pierres ou de métal. La cuillère a dû suivre de peu (à l’échelle millénaire) tant la nécessité est évidente pour porter à la bouche les liquides. La fourchette, que les parents s’évertuent à faire tenir dans la main de leurs bambins, apparait bien plus tardivement. Aucun des inventaires détaillés de l’antiquité n’en fait état. Il semblerait que son invention se perde dans les mille et une nuits orientales lorsqu’elle apparait au crépuscule du premier millénaire, à Venise, entre les mains précieuses d’une princesse byzantine, épouse du fils du Doge Orseolo. Immédiatement, les grands de la cité lacustre se piquent de cette coquetterie princière et, après 995, la petite fourche à deux dents entreprend un long et tumultueux voyage en Europe. Mais il faut attendre le XIIème siècle pour qu’elle s’installe timidement dans la botte italienne. Lorsqu’en Henri III utilise l’ustensile fourchu, que l’Eglise n’aimait pas, pour manger sa viande, l’indignation est unanime au point de déclencher des pamphlets satiriques. L’idée lui venait-elle de la reine mère, l’italienne Catherine de Médicis ? C’est ce que la tradition rapporte. De là à ce que l’indignation soit politique, le doute est permis, mais le pamphlet cocasse.
« Premièrement, ils ne touchaient jamais la viande avec les mains, mais avec des fourchettes ; ils la portaient jusque dans leur bouche en allongeant le col et le corps sur leur assiette. Ils prenaient avec des fourchettes, car il est défendu en ce pays-là de toucher la viande avec les mains, quelque difficile à prendre qu’elle soit, et aiment mieux que ce petit instrument fourchu touche à leur bouche que leurs doigts. »
Vaillamment pourtant, la fourchette s’impose à la fin de la Renaissance. Deux dents en France, trois fin XVIIIème en Angleterre, puis quatre sous Georges II, la fourchette devient un objet d’art précieux. L’habitude se prend de marquer les couverts de ses armes. Les Français frappent leurs armoiries sur le dos et les anglais sur le ventre. Ainsi, la fourchette française se pose-t-elle dents vers la nappe et l’anglaise face vers le ciel. On dit également que Louis XV, agacé de prendre ses dentelles dans les pics, aurait imposé de tourner vers le bas les fourchettes. Il n’est qu’une exception en France. Le Bordelais, sans doute du fait de son lien historique avec l’Anglois garde les dents vulgairement brandies vers le haut.
Il est devenu courant, tristement courant, de nos jours de voir les meilleures tables françaises colonisées par la mode britannique. Est-il lieu plus inapproprié que la table française pour laisser la perfide Albion s’immiscer dans nos nobles traditions ?
Article paru en septembre 2018