Industrialisation et question sociale deux nouveautés du XIXème siècle européen.
Si l’industrialisation ne nait pas comme une génération spontanée au XIXème siècle, mais apparait ici où là déjà un peu avant, notamment en Angleterre, la question sociale, comme thème d’étude est bien liée à l’industrialisation anarchique et, par certains côtés, expérimentale du XIXème siècle européen.
Pour autant l’intérêt pour les pauvres et les moyens pour les prendre en charge ne datent pas du XIXème siècle, loin s’en faut. Si l’Ancien Régime français compte de nombreuses initiatives, on relève déjà dans l’antiquité d’étonnantes réalisations, comme les Basiliades dans l’empire romain chrétien. C’est plus l’intérêt et l’étude systématisés qui vont donner une forme nouvelle à cette question désormais dite sociale, j’y reviendrai.
Sans conteste l’industrialisation constitue une évolution majeure de nos sociétés occidentales. Jusque-là, la production d’objets manufacturés reposait sur une activité et une organisation traditionnelle, le plus souvent à domicile ou en ateliers artisanaux de petites unités. Peu à peu, un nouveau système de production va s’imposer, sans que l’ancien ne disparaisse totalement. L’énergie utilisée pour ces productions n’est plus seulement humaine et deviendra électrique avec ce que l’on a appelé la seconde industrialisation, à la fin du siècle. En outre, les lieux de productions changent et se regroupent dans de vastes usines, pour atteindre de toute autre proportions. La production de masse qui se met en place utilise une quantité de main d’œuvre sans précédent, à la hauteur, elle aussi inégalée, de la quantité de produits sortis de ces grandes unités de production.
Le textile ouvre le bal avec la métallurgie et notamment la sidérurgie, puis suivront le chemin de fer et, notons-le tout de suite, … des produits de consommation, comme les outils ou encore les livres.
Evidemment, et du point de vue social et humain c’est un bouleversement non négligeable, l’organisation du travail est notablement modifiée. Là où l’artisan était libre et autonome, le salarié est sévèrement encadré que ce soit en termes d’horaire ou de rendu de travail attendu. De plus en plus on se dirige vers un système institutionnalisé d’entreprises capitalistes, dont le but est d’augmenter la productivité toujours plus, jusqu’à arriver à l’organisation scientifique du travail (OST).
La course à l’augmentation de la productivité ne passe pas seulement par une plus grande rentabilité du travail effectué, mais aussi par une réduction du coût du travail, donc des salaires d’une part. D’autre part l’emploi d’une main d’œuvre moins cher se généralise avec les femmes et les enfants, mais aussi les immigrés.
Ce début d’industrialisation « sauvage » ou expérimentale se traduit par une dégradation des conditions de travail et une relative (nous y reviendrons) détérioration des conditions de vie. C’est ce qui va conduire à se pencher sur un nouveau champ d’étude : la question sociale.
L’un des acteurs de cette question sociale n’est autre le monde ouvrier lui-même à travers les mouvements ouvriers, incitant à des politiques de réforme : protection du travailleur, passant par la sécurité, les retraites ou encore les assurances.
Dans la société européenne elle-même les représentations du travail et du monde du travail oscillent entre fascination du progrès et apitoiement. Tout un univers intellectuel va ainsi s’emparer de la question sociale, pour des raisons diverses.
Si dans certains pays d’Europe l’industrialisation est déjà bien en marche depuis la fin du XVIIIème siècle (Angleterre, France quoiqu’à la traine, Belgique), elle commence à peine en Allemagne dans les années 1830, sera plus tardive en Espagne (à l’exception du textile catalan dès les années 30), tandis qu’il faudra attendre la stabilisation politique en Italie pour un début d’industrialisation dans les années 1860/90.
Pour autant, quel que soit le pays, le processus est très lent. Aujourd’hui, du reste, on n’utilise plus le terme de Révolution industrielle, laissant croire à un mouvement subit et rapide. Mais pour les plus avancés, les années 1830 marquent l’émergence de cette fameuse question sociale, avec notamment la récurrence de troubles sociaux, comme le Chartisme au Royaume Uni, ou les Trois glorieuses en France. C’est en réalité, une première visibilité de la condition ouvrière, dans un contexte européen en profonde mutation. Que ce soit le Reform Act de 1832 ouvrant un lent processus de démocratisation dans l’Angleterre bientôt victorienne (1837), la naissance de la Belgique (1830), la Monarchie de juillet la même année en France, le processus d’unification initié en 1831 en Italie ou encore les conflits de succession en Espagne avec la mort de Ferdinand VII en 1833. Des mutations qui feront exploser le monde en 1914, laissant un vaste champ de ruines sur un monde du XIXème siècle définitivement mort.
Quelle que soit l’entrée dans l’ère industrielle des pays européens, ils vont tous connaître les mêmes expériences. Que ce soit la vague de libre échange des années 1850/60, la « Grande Dépression » de 1870/80, la seconde industrialisation (électricité, chimie, aéronautique, automobile) fin du XIXème siècle ou la crise de 1929 et la dépression des années trente, le cycle est le même. Partout également on repère les mêmes indicateurs à la hausse ou à la baisse : baisse de la mortalité et du taux de natalité ; augmentation de la population ; baisse notable du poids démographique des campagnes ; urbanisation. C’est dans ce contexte qu’ont lieux les « Printemps des peuples » dans les années 1848/49 en France, en Allemagne ou en Italie, en parallèle d’une certaine progression de la démocratisation et de l’ouverture des droits, dans une Europe fortement marquée par l’héritage chrétien et la morale catholique ou protestante.
C’est dans ce contexte, dans cet univers nouveau qui fascine ou inquiète que nait la question sociale, au travers d’un grand nombre d’enquêtes et de rapports à partir des années 30-40. Mais à cette date, les discours issus de ces enquêtes viennent encore des élites. Le monde ouvrier y participe peu. L’art et la littérature s’emparent du sujet, mais du point de vue l’élite. Qu’on pense à Zola qui enquête lui-même. Aux côtés des discours politiques, on trouve de plus en plus d’études scientifiques et finalement de textes normatifs que ce soit des lois, des décrets, des règlements, des codes ou des règlements d’usines. Une masse d’archives s’ouvre à l’historien avec les correspondances, les inspections du travail, les archives policières ou judiciaires, les prud’hommes ou encore les archives d’entreprises ou de syndicats.
Assez tôt apparait enfin une presse ouvrière qui, avec les mémoires ou les journaux intimes, donnent la parole au milieu ouvrier. Les enquêtes sociales, tous azimuts, menées spontanément par des romanciers, des médecins, des scientifiques, des académies, vont mettre en lumière, dès les années 1830, une face sombre de l’industrialisation, permettant, avec le temps, de la corriger et de l’encadrer au court du XIXème siècle, ouvrant à une véritable amélioration de la condition ouvrière au niveau macro-économique, même si au niveau micro-économique il reste beaucoup à faire.
Il n’en demeure pas moins que si les choses s’améliorent, la première génération de l’ère industrielle et une partie des suivantes ont fait les frais douloureusement d’un phénomène anarchique oublieux de la dignité humaine, c’est une évidence.
Source ayant inspirée cet article CNED agrégation histoire 2020.
Notre illustration – Van Gogh