L’ambiguïté de la position turque face à l’invasion par l’Etat islamique de territoires toujours plus importants souligne la schizophrénie de la Turquie, prise entre Orient et Occident. Cette chronique propose de se pencher sur ce qui a constitué son histoire afin de mieux saisir l’âme de la Turquie actuelle.
La Turquie est un pays à l’importance géostratégique indéniable. Sa richesse en ressources naturelles, le transit de nombreuses matières premières par son sol, sa puissance militaire et sa démographie imposante, en font un allié apprécié et un adversaire potentiel redouté. S’il va de soi qu’il ne s’agit pas d’un ennemi à abattre, il est important de comprendre en quoi la Turquie n’est pas aussi proche de l’Occident, encore moins de la chrétienté, qu’on voudrait parfois nous le faire croire.
Les récentes tribulations diplomatiques connexes à l’invasion par l’État islamique au Levant de territoires de plus en plus vastes ont révélé toute l’ambiguïté de la position de la Turquie ‘laïque et démocratique’ de Recep Tayyip Erdogan. Son refus, pendant de longues semaines, de prendre part à la coalition anti-DAESH, le bombardement de Kurdes qui partaient soutenir leurs compatriotes en danger de l’autre côté de la frontière, la politique de l’autruche en ce qui concerne les milliers de djihadistes qui traversent ses frontières, autant d’exemples frappants de la schizophrénie turque.
Les récentes tribulations diplomatiques connexes à l’invasion par l’État islamique au Levant de territoires de plus en plus vastes ont révélé toute l’ambiguïté de la position de la Turquie ‘laïque et démocratique’ de Recep Tayyip Erdogan.
Avant de comprendre ses louvoiements et son double-jeu, il faut tenter de saisir ‘l’âme de la Turquie’ actuelle, prétendue héritière d’un soi-disant sécularisme, instauré voilà un siècle par les partisans du kémalisme. Une Turquie qui se prend à rêver des grandeurs de l’empire Ottoman, un peuple historiquement lié à l’islam. Un pays assoiffé de reconquêtes. Pour ce faire, rien ne pourra remplacer la lecture de l’admirable ouvrage « Turkey in Europe: benefit or catastrophe[1]? » de Roberto di Mattei, professeur à l’Université européenne de Rome et conseiller du Gouvernement Italien en affaires internationales entre 2002 et 2006. Pour les plus pressés, cette modeste trilogie d’articles va tenter d’en livrer un compte-rendu fidèle.
De par sa géographie tout d’abord, la Turquie appartient plus à l’Asie, où est située la grande majorité de son territoire, qu’à l’Europe, avec laquelle elle n’est voisine que par la minuscule Thrace orientale. Le territoire actuel de la Turquie coïncide avec celui désigné par une appellation datée du quatrième siècle : l’Asie mineure, qui fût indéniablement un des plus rapidement et largement évangélisés. On estime que vingt-quatre des cinquante communautés chrétiennes recensées à la fin du premier siècle étaient situées au sein des frontières de l’actuelle Turquie. C’est là que les chrétiens ont pour la première fois été désignés comme tels, là qu’est né celui qui allait devenir saint Paul, là aussi que la Tradition rapporte que la Vierge Marie a conclu son périple ici-bas. Les sept Églises d’Asie mentionnées par saint Jean y ont vu le jour, les sept premiers conciles œcuméniques de l’Église y ont eu lieu, des pères de l’Église tels saint Jean Chrysostome y ont vécu. Pendant presque un millénaire, la Turquie, l’Asie mineure, fut un pays chrétien, une ‘Terre Sainte’ pour reprendre les propres termes de Jean-Paul II.
Pendant presque un millénaire, la Turquie, l’Asie mineure, fût un pays chrétien, une ‘Terre Sainte’ pour reprendre les propres termes de Jean-Paul II.
L’invasion islamique, entamée au septième siècle, allait petit à petit subjuguer le pays tout entier. Les dynasties Seljukide et Ottomane répandraient le message de Mahomet et assureraient sa prédominance sociétale, ciment de leur empire.
Sous l’empire Ottoman, les chrétiens représentent près de trente pour cent de la population turque. Ils vivent sous le statut social de dhimmis qui suppose, outre des restrictions de type social, juridique et religieux, le paiement de plusieurs taxes et la conversion forcée de vingt pour cent des jeunes hommes chrétiens, recrutés de force pour servir dans les rangs des janissaires. Les plus belles femmes chrétiennes sont quant à elles envoyées dans des harems. La sharia, la loi islamique, régit la vie de tous les sujets de l’empereur. Elle constitue une double négation des droits des non-musulmans ; ceux-ci ne peuvent ni attaquer les fidèles de l’islam en justice, ni se défendre par voie légale lorsqu’il sont victimes d’une injustice. Il serait inutile d’établir une liste non-exhaustive des multiples vexations subies : le rappel qu’en toutes circonstances, les chrétiens sont sujets des musulmans, suffit pour dépeindre avec assez de réalisme leur condition d’alors.
La sharia, la loi islamique, régit la vie de tous les sujets de l’empereur et constitue une double négation des droits des non-musulmans.
Aux confins de leur empire, les empereurs Ottomans mènent une politique d’expansion de l’islam par le glaive, menant, de guerre en guerre, une politique de conquête des pays impies comparable à celle de Mahomet en son temps. Après leurs victoires de 1389, 1396 et 1444 contre les armées chrétiennes, les troupes du Sultan Mohammed II entrent en 1453 dans Constantinople, siège de la chrétienté d’Orient, avant de la rebaptiser Istanbul et d’en faire la capitale de l’empire. Après avoir conquis les Balkans, les Turcs atteignent les portes de Vienne en 1529 et 1683. Les victoires de Lépante en 1571 et le revers infligé aux Turcs aux portes de Vienne par Sobiewski, roi de Pologne à la tête d’une armée impériale, marquèrent pour l’Occident chrétien l’aurore d’une période de reconquêtes et pour l’empire ottoman, le début d’une phase de déclin.
Les mots de l’historien Bernard Lewis dépeignent avec précision ce que représentent pour l’Europe ces victoires sur l’ancêtre de la Turquie : « depuis le jour où les Maures ont débarqué en Espagne jusqu’au second siège de Vienne, l’Europe a vécu pendant mille ans sous la menace constante de l’islam[2]« .