Chenonceaux, une histoire de femmes et de dettes

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Joyau, splendeur, raffinement à la française, on ne compte plus les laudatifs pour qualifier cette originale demeure des bords de Cher qu’est le château de Chenonceau. Sa double galerie surmontant une élégante succession d’arcades enjambant le cours d’eau est connue du monde entier. Pour beaucoup c’est la demeure des Dames, grandes ou moins grandes de l’Histoire de France. Mais en réalité, les heures de gloire de Chenonceaux sont d’assez courtes durées et bien souvent entrecoupées d’épisodes rudes où délabrements et intrigues judicaires mènent la vie dure à ses propriétaires.

Pourtant situé dans un cadre idyllique et idéal, il porte le rêve autant que la féérie. Illuminé le soir, il laisse planer comme un lointain parfum des grandes fêtes données là par Catherine de Médicis, à la grande époque du Château. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas, la splendeur passée eut un coût et l’embellissement de la légende masque de bien sombres moments. On se souvient, comme d’une évidence, des fastes renaissances, oubliant qu’ils ne furent qu’un acte politique de la Reine-mère italienne. On rêvasse devant les jardins favorisés par un climat exceptionnel et on se promène dans leurs allées croyant encore y croiser Diane de Poitiers ou Louise de Lorraine. Restauré au XIXème siècles par les derniers propriétaires, comme un devoir de mémoire, le château à la silhouette ciselée semble avoir figé avec lui ce métissage réussi de l’art italien et du raffinement français.

Aujourd’hui encore on retrouve d’une pièce à l’autre, à l’occasion d’un vestige ancien, toutes les mains qui l’ont édifié, avec une étonnante unité. C’est qu’il s’est élevé en une même période, dans un même goût de l’agrément, à peine marquées par les évolutions d’une centaine d’années. De Diane de Poitier à Marie de Luxembourg, une continuité faite de rénovation et de petites pattes personnelles, traverse une construction débutée dans les premières années du XVIème siècle et achevée vaille que vaille dans un XVIIème siècle perturbé.
Au fond l’histoire de Chenonceaux est une histoire de rivalité, de pouvoir, de dettes et de prestige. Le tout baignant dans un parfum de femmes, souvent veuves, toujours battantes, tantôt douces, tantôt violentes jusqu’au raffinement. Une histoire qui pour la postérité débute avec l’entrée pour dette dans le domaine royal, sous François Ier qui pour autant ne s’y intéressa jamais. C’est à ce moment, alors que nait la Renaissance en France et qu’elle s’apprête à orner la Loire de son chapelet de châteaux, royaux ou non, que sort de terre et d’eau ce qui deviendra au fil du siècle le Chenonceau que nous connaissons. Mais, comme frappé du fatum de la dette et de la division, au moment où le roi acquiert le domaine, celui-ci a déjà une longue histoire financière et politique contrastée.

Les archives nous révèlent un château déjà existant, un peu plus loin, au XIIIème siècle, aux mains des Marques, dont l’une des tours actuelles conserve le souvenir et le nom. Son descriptif nous apprend que sa fonction n’était vraisemblablement pas militaire. Sans doute s’agissait-il de contrôler le trafic fluvial entre les quatre grandes régions voisines que sont la Sologne, le Berry, la Touraine et enfin l’Anjou. On sait le Cher largement utilisé à cette époque pour le transport.

Au cours de la Guerre de Cent ans, Jean Marques s’oppose au Dauphin et ouvre les portes de Chenonceaux aux Anglais. C’est la première attestation d’un lien direct entre la couronne et le domaine qui sera repris, ainsi que d’autres bien des Marques, en 1411, après la Victoire de Boucicaut. Le château médiéval sera rasé et brûlé. Il faudra attendre 1432, pour que Charles VII autorise la reconstruction, un peu plus loin, par la famille Marques. C’est sur le Cher formant le quatrième côté des douves qu’est posée la nouvelle bâtisse, dont l’actuelle tour des Marques demeure aujourd’hui encore au sud-ouest.

Ruinés par une mauvaise gestion du domaine, la famille doit se séparer de Chenonceaux, mais ne parvient pas à s’y résoudre. S’engage alors, notamment par Catherine Fumée, une première et longue bataille juridique contre les créanciers et notamment l’homme d’Etat Thomas Bohier qui avait racheté le bien. Ce n’est qu’en 1512 qu’il pourra le récupérer. Commence enfin la véritable naissance du château confiée à son épouse, Catherine Briçonnet, en charge des travaux, son époux étant trop souvent absent. Elle rase le château des Marques et entreprend de nombreux travaux. Alors que Thomas meurt en 1524, suivi de peu par son épouse en 1526, on découvre à titre posthume un détournement de fonds au préjudice de la couronne. Les descendants ne pouvant rembourser, les biens sont saisies et intègrent la couronne en 1535. C’est Anne de Montmorency, qui fera construire un autre château sur l’eau, Chantilly, qui reçoit au nom du roi le domaine. Mais François Ier s’en désintéresse et n’y entreprend aucuns travaux. Au plus viendra-t-il y faire une chasse ou l’autre, laissant le domaine à l’abandon.
Deux mois après sa mort survenue en 1547, son fils Henri II l’offre en pleine jouissance à sa maîtresse Diane de Poitier. Ce n’est donc pas un bijou merveilleux que le roi offre à Diane, mais l’écrin est prometteur et la maitresse en titre posera les bases des splendeurs à venir. Elle commence par le jardin rive droite. Une véritable prouesse technique qui demande une main d’œuvre de terrassement colossale afin de surélever un système de terrasses pour protéger les plantations des inondations du Cher.

C’est elle également qui pose sur la rivière le pont pour relier le château à la rive gauche. Il faudra trois ans, de 1556 à 1559 pour l’achever. Le roi, tué dans un tournois le 10 juillet 1559, ne verra pas l’achèvement de la construction.
Son décès laisse la favorite aux mains jalouses de la reine. Catherine de Médicis va alors contraindre sa rivale à restituer le château à la couronne contre celui de Chaumont sur Loire. Est-ce par revanche triomphante ? La Reine mère a un grand projet pour Chenonceau. Après la conjuration d’Amboise, il fallait tout autant apaiser que changer les esprits. Catherine va alors donner sa première fête fastueuse dans sa nouvelle demeure en l’honneur de son royal fils François II et de sa nouvelle épouse. A la mort de son fils aîné, elle est nommée gouvernante de France et va faire de Chenonceau sa capitale privilégiée, en commençant par créer son propre jardin. Les travaux vont commencer en 1576, notamment en ajoutant deux galeries sur le pont, à la manière du Ponte Veccio de Florence sa ville natale. Le château prend alors la forme qu’on lui connait aujourd’hui.

En 1577, la régente donnera une troisième fête fastueuse qui laissera le souvenir du luxe autant que de la débauche, dans une France ravagée depuis 15 ans et aux caisses vides. Les 100 000 florins de la fête ne vont rien arranger. Elle meurt couverte de dettes à Blois en 1589. Son troisième fils monté sur le trône meurt à son tour, laissant une veuve inconsolable. Louise de Lorraine recevra alors Chenonceau en héritage. Un cadeau qui se révèlera vite empoisonné, mais où elle se retirera portant le deuil blanc des reines, tout en faisant orner de peintures et tentures funèbres son cabinet et sa chambre, tandis qu’Henri IV montait sur le trône catholique de France.

Très vite la reine blanche est poursuivie pour les dettes de sa défunte belle-mère. Dans l’impossibilité de payer, c’est une autre favorite, Gabrielle d’Estrée la maîtresse du nouveau chef de France qui convoite une demeure si symbolique dans sa position. Louise est sauvée en échange d’une action convaincante auprès de son frère le Duc de Lorraine qui viendra se soumettre au Vert galant. En 1598, après de longs atermoiements, la favorite renonce au château pour la reine veuve, comme Diane de Poitier avait dû céder la place à la reine mère quelques années plus tôt.

A la mort de la reine blanche c’est au bâtard de la favorite, César, duc de Vendôme qu’échoit le domaine par son épouse Françoise de Lorraine. Sous tutelle, c’est à sa tante, la duchesse de Mercoeur que revient la gestion du domaine et de son épineux problème de dettes. Les créanciers, en effet se réveillent dès 1601. Pour ne pas renoncer au château, elle doit verser une grosse somme et finalement en devient la propriétaire en 1606.
Pendant toutes ces années d’incertitudes, le château ne fit l’objet d’aucun entretien. Mais lorsque Marie de Luxembourg, duchesse de Mercoeur s’y retira suite aux troubles de la cour qui l’impliquaient de loin, elle reprit en main la demeure où elle passa les douze dernières années de sa vie. Ce n’est qu’à sa mort que par héritage, Chenonceau revint au couple Vendôme. César ne s’y intéressa guère et de proche en proche, par suite d’héritages et de ventes, il échut à un autre bâtisseur de Chantilly, le prince de Condé qui le vendit très vite à l’académicien Claude Dupin. Sa femme entreprit un véritable travail de restauration et y tint un des plus célèbres salons du XVIIIème siècle. Elle écrit même un code de droit des femmes avec son secrétaire, un certain Jean-Jacques Rousseau qui résida au château.

Puis le château sortit de la grande histoire. Au XIXème siècle il échoit à une dame Wilson qui sera de loin liée au scandale de la démission du Président Grévy. La famille Menier rachète alors le domaine. Gaston en fait un hôpital militaire pendant la Grande guerre. La galerie des Dames, originale par ses accès desservants des pièces autonomes, à la manière des palais vénitiens, quand la France ne connaissait encore que les pièces traversantes, accueillera 120 lits. Le pont sera durant la seconde Guerre, le seul endroit pour passer en France libre, avant de devenir ce lieu de mémoire et de raffinement qu’il ne fut finalement que brièvement et dans des contextes rocambolesques.

Le château, aujourd’hui, flamboie comme s’il avait traversé impassible les injures du temps. Le touriste y est chez lui comme un hôte. Les compositions florales accueillent chacun avec le soin que le personnel y apporte chaque jour quand ce n’est la splendide décoration de noël. Le trône de Catherine préside toujours la galerie, les tentures noires de la reine blanche portent encore le deuil du roi et les cuisines se nichent toujours dans les piliers creux du château.

Mais le plus beau est peut-être le moment du soir où dans la pénombre naissante le château s’endort seul sur le Cher scintillant des lumières féériques qui dessinent un double pont que la risée rend évanescent, comme le rêve dans lequel tant de raffinement plonge l’hôte des dames de Chenonceaux.

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Cyril Brun

Author: Cyril Brun

Cyril Brun est journaliste du vin, critique gastronomique, historien, philosophe et ancien chef d'orchestre Diplômé de maitrise du vin, il est dégustateur et formateur, journaliste et critique gastronomique pour plusieurs magasines ou sites. Titulaire d'une maîtrise en histoire médiévale et d'un doctorat en histoire de l'antiquité, il a été chargé de TD sur Rome et la Grèce archaïque à l'université de Rouen, puis chargé de cours sur la Grèce archaïque et classique, la Mésopotamie et l'Egypte à l’université de Quimper. Les travaux de sa thèse portent sur l'Afrique romaine au IIIème siècle après Jésus Christ, mais il s'est ensuite spécialisé sur la Grèce classique tant pour sa religion que pour ses philosophes. Il parcourt la France pour donner des conférences sur l'anthropologie classique, les peuples mésopotamiens mais aussi la musique, rédiger un guide oenotouristique. Chef d'orchestre depuis l'âge de 16 ans, il a dirigé divers ensemble en se spécialisant dans la musique symphonique (avec une prédilection pour Beethoven) et la musique Sacrée. Il a été directeur artistique et musical de diverses structures normandes : Les jeunes chambristes, la Grande chambre, Classique pour tous en Normandie, les 24 heures de piano de Rouen, le festival Beethoven de Rouen, Le Panorama Lyrique Ces compétences en philosophie, en histoire, en musique, mais aussi en littérature l'ont amené a écrire dans diverses revues musicales ou historiques, comme critique ou comme expert. Poussé par des amis à partager ses nombreuses passions, ils ont ensemble fondé Cyrano.net, site culturel dans lequel il est auteur des rubriques musicales et historiques. Il en est le directeur de la rédaction. Il dirige le site musical CyranoMusique dont il est le propriétaire ainsi que du média culturel Rouen sur Scène. Il est directeur d'émissions culturelles (le salon des Muses) et musicales (En Coulisses), sur la chaîne normande TNVC Il est l'auteur de Le Requiem de Mozart, serein ou Damné ? Les fondements de l'anthropologie chrétienne Une nuit square Verdrel La Vérité vous rendra libre