Que dirait l’anonyme Cantilius gallo-romain de l’internationale popularité de son nom aujourd’hui ? Probable notable aisé de l’empire finissant, il laisse à la postérité un nom associé à sa terre qui, d’âge en âge, finira par se muer en Chantilly. Mais c’est encore ce nom de Cantilus qui apparaît au temps d’Hugues Capet, comme appartenant à Rothold, seigneur de Senlis et d’Ermenonville. Guy, son successeur, fidèle de Louis VI est bouteiller du roi. Charge qui donnera le nom à la lignée des Bouteillers de Senlis, bâtisseurs du premier château de Chantilly.
L’importance stratégique de ce triangle de roche émergé des eaux en fera une des places fortes renforcées de Philippe VI de Valois au début de la Guerre de Cent ans. Guerre qui marquera de plein fouet le domaine. Ainsi, après la capture du roi Jean, la jacquerie qui gagne la région en 1358 mettra à sac le château.
Seigneurs incapables de défendre leur position, contestations sans fin entre les héritiers, le château, vendu à Pierre d’Orgemont, change de main. Fils d’un bourgeois de Lagny, il parvient à se hisser, par le seul mérite de ses compétences, au rang de chancelier de France de Charles V, enracinant ainsi la tradition qui veut que tous les maîtres de Chantilly (se succédant sans discontinuité par héritage) seront de plus en plus proches du pouvoir royal. C’est le chancelier qui entreprend la rénovation du château, le dotant de ses fortes tours rondes dont la base s’admire encore de nos jours.
Site renforcé, il est alternativement pris par les Armagnacs et les Bourguignons. Mais à la fin du conflit, le dernier des Orgemont, sans héritier, répartit ses biens entre ses neveux et laisse Chantilly, déjà réputé « bel et fort », au fils de sa sœur, le célèbre Guillaume de Montmorency qui s’y installe.
Charles 1er, son père, parrain du futur Charles VI, est un des compagnons de Jeanne d’Arc, tandis que ses fils aînés ont choisi le camp des Bourguignons. Mécontent de cette félonie, il transfert à son cadet, Guillaume, la baronnie de Montmorency ainsi que la seigneurie d’Ecouen qui ne sera séparée de Chantilly qu’avec la succession du duc d’Aumale et les vicissitudes de ses exils. Guillaume, qui accroît notablement l’héritage paternel, fut l’un des plus solides appuis de la reine Anne de Bretagne et plus tard de la régente, Louise de Savoie, mère de François 1er. Grand érudit, c’est lui qui rassemble à Chantilly la première des nombreuses bibliothèques qui constituent le fond de l’actuelle réserve du château, rachetée patiemment par Henri d’Orléans. Il entreprend la construction d’une nouvelle chapelle ainsi que d’importantes restructurations qui nous sont aujourd’hui mal connues. C’est à son fils surtout, le connétable Anne, que revient l’essentiel des travaux d’aménagement du vieux château féodal. Par donations, acquisitions, héritages, ce fidèle compagnon de François 1er réunit un vaste ensemble territorial, véritable principauté morcelée à travers toute la France. Pris par ses gouvernements militaires et diverses activités, c’est à son père qu’il laisse le soin de veiller sur les travaux de Chantilly dont il a hérité de son vivant, comme du titre ducal.
Sans surprise, c’est par les jardins que commence la mise au goût du jour du domaine. C’est l’heure du renouveau architectural et Chantilly n’a rien à envier aux embellissements que le roi procure à Fontainebleau. Mais le travail est difficile sur ce triangle rocheux, engoncé et flanqué de deux châteaux quasiment indépendants, qui sera toujours un casse-tête pour les architectes comme pour les princes.
Anne, fasciné par l’antiquité depuis son retour de d’Italie et son gouvernement de Languedoc, où il découvrit notamment Nîmes, ne manque pas d’imprégner sa demeure de cette passion. Mais le connétable n’est pas qu’un guerrier érudit. C’est aussi un homme pieux qui institue sur son domaine un pèlerinage à la romaine avec sept chapelles-stations dont quatre demeurent encore. Pèlerinage que Paul III et Jules III dotèrent d’indulgences.
Toutefois, la grande révolution, qui est mise en œuvre par Du Cerceau, est de transformer une demeure défensive en un logis d’agrément, en unissant les deux châteaux, le Petit devenant désormais l’entrée du Grand. A la mort d’Anne, le château revient à son fils, François, qui, mourant sans descendance, le laisse à son oncle Henri de Danville, futur connétable haut en couleur. Cependant, le gouverneur est retenu en Languedoc et le château est géré par sa femme puis, à la mort de celle-ci, par la veuve de son frère, Diane de France.
Mais en ces temps troublés des guerres de religion, les Montmorency, modérés, mais apparentés aux Coligny protestants sont à la merci des ultras de la ligue. A l’annonce de l’assassinat du duc de Guise, Diane demande une garnison pour protéger Chantilly. La ligue réagit en envoyant un contingent commandé par un cousin des Guise, le duc d’Aumale (premier Aumale à venir sur ces terres). Avec l’avènement d’Henri IV, la paix revient et Henri de Montmorency fera souvent les honneurs de son château au vert galant qui voyait en Chantilly la plus belle maison de son royaume. Ce à quoi le fin duc répondait « Sire, la maison est à vous mais que j’en sois le concierge. » C’est lui qui trône sur l’esplanade du haut de son cheval, épée pointe en l’air. La maison accueillait alors force poètes et artistes et, déjà, les chasses y étaient fort réputées.
Mais Henri se laissa entraîner dans la révolte du frère du roi, Gaston d’Orléans, contre le cardinal de Richelieu. Mal lui en prit et il fut exécuté séance tenante, mettant fin à l’une des plus vieilles maisons de France. Les biens du connétable furent confisqués puis partagés entre ses trois sœurs, à l’exception de Chantilly que Louis XIII se réserva. Le roi, plus passionné de chasse et de guerre que de trésors érudits, dispersa les collections réunies par Guillaume et Anne.
A la mort du roi, la Fronde éclate, faisant du futur Grand Condé l’homme fort du royaume. Le duc d’Enghien, sauveur de la couronne, se trouve être le fils du triste Henri de Bourbon, prince de Condé et de Charlotte, sœur d’Henri de Montmorency. La régente Anne d’Autriche, après une si éclatante victoire, ne put faire moins que rendre Chantilly aux Condé, rapprochant un peu plus le domaine de la couronne, Henri de Bourbon étant le premier prince du sang.
Heurs et malheurs du Grand Condé, le château témoigne de la puissance de l’homme et de sa gloire. Véritable rival du roi, il fit de Chantilly une seconde cours rivalisant de fêtes et d’éclat avec Versailles. De grands travaux d’aménagement se mirent en place pour les commodités du château et des jardins mais aussi pour la construction du village, que le Grand Condé souhaite pour parer aux besoins en métiers divers que sa présence occasionne à Chantilly. C’est par volonté testamentaire qu’il laissera à son fils le soin d’achever la construction de la chapelle par Mansart.
C’est à son fils que l’on doit la célèbre galerie rappelant les gloires du Prince et cette touchante peinture de la renommée, cachant les victoires du Prince contre le roi, pour signifier sa repentance.
Deux siècles de présence des Condé ont fait de Chantilly un joyau serti des célèbres grandes écuries.
A l’aube de la révolution, le duc de Bourbon qui ne portait plus le titre de prince de Condé, était à la tête d’une fortune colossale que seule celle de son cousin, le duc d’Orléans, surpassait. Parti avant que n’éclatent les troubles révolutionnaires qu’il pressentait dans un pays qui ne respectait plus la personne du roi, il prit la tête des armées des émigrés et ses biens furent confisqués. C’est son fils que le premier consul fit arrêter et exécuter à Vincennes, comme le rappelle dans la galerie du château ce célèbre tableau de l’exécution du duc d’Enghien.
Revenu en France pour la Restauration, le dernier des Condé trouve un château rasé qu’il entreprendra de reconstruire en partie, tout en reconstituant sa fortune. Il ne restait plus guère d’autre solution au vieux duc fidèle aux Bourbon que de constituer comme hériter un des fils de Louis-Philippe d’Orléans qui allait dès lors réunir la plus grosse propriété foncière de France. C’est ainsi qu’Henri d’Orléans, titré duc d’Aumale, fils cadet de Louis-Philippe, prit possession, à sa majorité, de l’immense fortune des Condé, elle-même déjà embellie de celle des Penthièvre. Chantilly achève alors son ascension sociale. De bouteiller du roi, elle passa à son chancelier, à son connétable, aux princes du sang puis au fils du roi.
Le duc d’Aumale utilisa son immense fortune (difficilement reconstituée par deux fois) à reconstruire Chantilly et à rassembler quantité d’œuvres d’art et de manuscrits. A la mort de son dernier fils, le duc de Guise, le prince, sur le point d’être expulsé, décide de protéger ses collections et son musée en en faisant don à l’Institut de France, actuel propriétaire et surtout gardien.
Étonnante histoire que celle de ce château musée, si étroitement lié à l’histoire de France qu’il achève sa vie comme gardien de la mémoire d’un art de vivre et d’une culture uniques au monde.