Bayeux, le 6 juin dans les yeux de Jeanne et Andrée

Bayeux, le 6 juin dans les yeux de Jeanne et Andrée

Bayeux, le 5 juin 1944, pour Jeanne, la journée s’achève. Le service au restaurant s’est déroulé sans encombre. Aux maigres clients à tickets s’étaient comme chaque soir adjoint des officiers et des hommes de troupes allemands. Elle avait pu rejoindre la petite maison près de la gare où s’agglutinaient les six autres membres de la famille. Il est tard, il pleut à torrent, elle presse mais comme chaque soir, elle n’a pas peur, l’occupant fait régner l’ordre. Ce soir comme toujours, elle a refusé l’invitation courtoise et désintéressée d’être raccompagnée. Plutôt être trempée que d’accepter l’aide de l’allemand honni.
A l’autre bout de la ville, Andrée se réveille. Daniel son petit dernier de quelques mois, a un appétit d’ogre et il réclame sa pitance. Bernard, l’ainé, dort à côté. Paul, son mari n’est pas là. Dénoncé, il y a quelques jours, il se cache, elle ne sait pas où. Ironie du sort, des soldats allemands logent depuis des mois dans la maison toute proche. Malgré les faits, ils restent d’une correction impeccable à son égard. Paul a-t-il du sang allemand sur les mains ? Elle n’en sait rien mais elle connaît sa détermination et le courage dont il sait faire preuve au combat. Elle s’est habituée à sa lutte, à ses absences, mais elle ne comprend pas cet attachement de Paul à ce de Gaulle qui est parti se réfugier à Londres pendant que les vrais résistants se battent en France et que les Français souffrent. Pétain au moins est resté pour nous défendre… Où est Paul ? Dort il au moins au sec ?
Le 6 juin, 6h30. Un bruit assourdissant a réveillé la ville. Le ciel encore lourd est constellé d’avions qui masquent les timides efforts du soleil de percer l’obscurité. Jamais Andrée, ni Jeanne n’avaient vu autant de forteresses volantes. Là-bas, vers la mer, on se bat. Ils sont là, les alliés sont là, ils ont débarqué. La maigre garnison allemande présente à Bayeux, quelques vétérans, des jeunes recrues peu aguerries, semble désemparée. Elle se cristallise autour de la DCA installée dans le clocher de l’église, faible barrage au déferlement qui s’annonce.
Partir, rester, que faire ? Chacun vit dans l’angoisse des combats et des bombardements jusqu’alors lointains. Où se réfugier ? Pour Andrée, avec ses deux fils en bas âge, le dilemme est insoluble. Pour la première fois, elle si déterminée, ne semble plus maitre de son destin. Jeanne, sur les conseils de son beau-frère, secrétaire à la mairie, décide de rester sur place mais d’abandonner la petite maison, trop proche de la gare.
Toute la journée l’angoisse s’est mêlée à l’enthousiasme. De folles rumeurs d’entrée imminente des alliées dans la ville côtoient celles de l’arrivée de nouvelles troupes allemandes. Chacun reste dans l’expectative ne voulant afficher trop tôt son patriotisme ou son soutien au Maréchal. Bien sûr, là-bas, à l’est, les allemands reculent, mais ici ?

debarquement-du-5-au-8-juin

Bientôt tout s’enflamme, se précipite, on a aperçu les alliées à quelques kilomètres de la ville… L’angoisse est à son paroxysme. La garnison allemande s’agite dans tous les sens comme prête au combat, comme à partir. La DCA s’est tue…
Jeanne et les autres membres de sa famille se sont installés chez sa sœur aînée. A 10 dans deux pièces, la famille en a l’habitude. Les chamailleries reprennent comme d’habitude comme si la peur retombait peu à peu. Ce soir, Jeanne n’ira pas travaillé. La ville s’endort ou plutôt s’apaise.
Paul a pu rejoindre Andrée. Comment a-t-il réussi à franchir les lignes et à rentrer dans la maison au nez et à la barbe des allemands. Andrée se garde bien de l’interroger, soulagée de le retrouver vivant, au-delà de tout ce qui peut les séparer… Il ne restera que quelques temps, pour s’assurer que tout va bien la rassurer, embrasser ses fils. Il doit repartir car demain il reviendra avec eux et là tout changera…. Il lui promet. Ce soir, avec d’autres, il doit ouvrir la voie aux premières patrouilles anglaises déjà entrées dans la ville…
Bayeux le 7 juin. La garnison allemande erre dans la ville comme hagarde. La 50th division d’infanterie britannique est là et s’en empare sans combats. Est-ce la fin de l’enfer ? Aucune mort n’est à déplorer et déjà les collabos se terrent ou sont conspués au travers de la ville. Paul se lance à la chasse de son dénonciateur qui ne devra la vie qu’à l’intervention inopinée de son chef de réseau.
Les anglais, « hommes de goût », s’installent dans la maison proche de celle d’Andrée. Ils redécorent les lieux à la confiture et aux excréments, lendemains de victoire et de beuveries que la joie de la libération n’apaise pas. Andrée en gardera un souvenir amer, jumelé au départ de Paul aux cotés de la 2ème DB. Elle fêtera le premier anniversaire du petit Daniel, seule, alors que Paul libérait Paris…

Jeanne chantera la victoire et la libération et ne tiendra pas rigueur aux anglais l’obligation d’être raccompagnée le soir pour éviter tout risque. Mais que la libération est belle ….

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Laurent Leclerc

Professeur d'histoire, normand engagé en Normandie, père de famille