Athènes, une démocratie du bien-être selon Aristote
Dans notre premier article sur la démocratie athénienne nous avions vu qu’au-delà de l’idéologie se pose une véritable question pour un régime démocratique. Question vitale, mais qui ne revêt pas exactement, à l’époque, le sens qu’elle prend aujourd’hui. Un citoyen est-il libre lorsque sa cité n’est plus libre ? Se pose donc ici la question de la souveraineté et du souverain. Questions auxquelles Isocrate, le démocrate répond de façon apparemment surprenante.
Pour bien comprendre la question sous-jacente et la réponse d’Isocrate, il faut préalablement resituer le lien que les anciens faisaient entre liberté et démocratie. Et pour ce faire, il faut remonter aux origines des régimes démocratiques. Que revendique le peuple (entendons la populace) ? La liberté ? Nullement. Aristote le montre à longueur de pages dans sa constitution. Le peuple réclame ce que déjà Hésiode dénonçait, une certaine justice. Le peuple, à aucun moment, ne revendique le pouvoir. Mais il se trouve que l’exercice du pouvoir va devenir avec le temps le moyen d’obtenir leur véritable revendication, le bien-être. Ce bien-être est une médaille qui comprend à son endroit la justice et au revers les moyens de bien vivre. En d’autres termes, et la réforme de Solon le montre sans ambiguïté, le peuple (entendu en opposition aux riches) souhaite en finir avec l’arbitraire des puissants et notamment, par-là, garantir le respect de leur vie privée d’une part, et, d’autre part, sortir de la dépendance économique qui les étouffe. Il se trouve que contrôler les lois et les tribunaux s’est avéré pour le peuple le moyen de garantir ces deux revendications qui n’en sont qu’une, le bien-être tout simplement matériel et « spirituel » (à savoir ne pas vivre dans l’incertitude d’une domination arbitraire).
Cette notion de bien-être, qui peut nous surprendre, n’intègre pas a priori la liberté, mais plutôt a posteriori. Et Aristote dans son éthique à Nicomaque fait une fort longue analyse de ce bien-être (dont l’absolu serait la félicité) dans laquelle il intègre des notions aussi fondamentales que la liberté. Mais la liberté n’est vue que comme une condition de ce bien-être. Condition sine qua non d’un absolu, lorsqu’il s’agit de la félicité, mais condition relative lorsqu’il s’agit du bien-être matériel qui est celui revendiqué par le peuple.
Il est clair que le peuple n’attend pas de la démocratie, ni du reste de la politique, sa félicité, son bonheur. Ainsi pourrions-nous dire que l’éthique à Nicomaque, dont l’objet reste politique, n’a pas de sens. Sauf que le bien-être matériel est une condition de la félicité, et c’est ce que doit protéger la politique. La félicité est une affaire privée, en ce sens qu’elle est la réalisation de la personne. Et cela est clairement du domaine privé dont précisément l’une des revendications populaires était de le préserver de l’intervention arbitraire. Et de ce fait, chacun ici est libre de réaliser ou non, chercher ou non, cette félicité. En revanche, le bien-être matériel passe par la vie commune, les relations sociales et politiques pour ne pas parler d’économie. Or ici, plus que dans la réalisation personnelle, la liberté est seconde, voire non nécessaire. L’exemple de Pisistrate est assez éloquent. Ce tyran qui souhaitait partager le pouvoir le moins possible avec le peuple s’est ingénié à lui donner toute satisfaction quant à ses besoins matériels. Ne participant, pour ainsi dire, plus à la vie politique, le peuple n’en était pas moins satisfait de ce gouvernement et n’a jamais cherché à se rebeller. Nous sommes là très peu de temps après la crise entre riches et pauvres qui conduisit Solon à promulguer ses lois. Nous pourrions dire que les revendications étaient encore vives dans les esprits. Et comme, aux dires de Solon lui-même, le peuple (comme les riches) n’était pas satisfait de sa législation, si Pisistrate n’avait répondu aux attentes du peuple, il lui eût été bien difficile de se maintenir si paisiblement.
Nous pouvons aller plus loin encore dans l’affirmation que cette démocratie est avant tout une démocratie du bien-être quelle que fût l’évolution postérieure et de l’idéologie et du régime. Isocrate, qui se revendique démocrate (sa protestation de bonne foi en est presque douteuse) n’en fait pourtant pas moins l’éloge du bon prince dans sa lettre à Nicoclès. Et du reste, cet éloge ressemble de beaucoup à l’attitude de Pisistrate. Le philosophe n’est pas du tout contre le régime monarchique si celui-ci fait le bien du peuple. Comme Pisistrate en son temps, il peut alors gouverner sans garde. La garde est le signe d’une rupture entre l’intérêt du prince et celui du peuple. Ce dernier peut très bien vivre sous un bon roi. Or le bon roi est celui qui garantit le bien-être sous ce double aspect de soustraire à l’arbitraire et garantir le minimum vital. Ici la liberté de participer à la vie politique n’est pas revendiquée comme une absolue nécessité, par le peuple en tout cas. Les conséquences d’une telle vision sont multiples, comme nous le verrons dans les articles qui suivent.