Cyril Brun achève avec ce dernier volet l’étude suive de la démocratie athénienne et de l’idéal de liberté des Grecs. Sous les lieux communs d’une antiquité donnée en exemple, la réalité du discours idéologique athénien semble bien éloigné des éloges dithyrambiques faits de récupérations et d’approximations.
Avec les siècles, la démocratie athénienne est devenue une véritable idéologie, presque intouchable, un enjeu de pouvoir entre factions aristocratiques. Il est difficile de parler du réel bien-être du peuple au milieu de tout cela. Périclès lui-même se révèle bien aristocrate dans un discours qui pourtant prône la grandeur de la démocratie. Largement contestée, mais jamais remise fondamentalement en cause, la démocratie athénienne s’est peu à peu identifiée avec Athènes même, au point de devenir une véritable « tyrannie ». L’État tout puissant obligeait le citoyen à se plier à ce qui devint un culte intouchable. La liberté privée fut cependant toujours respectée. Cette liberté qui garantit la non intervention de l’État dans ce qui n’est pas strictement du domaine public. Encore une fois, c’est cela que le citoyen, même passé sous domination étrangère, paraît vouloir protéger.
En fait, le peuple semble ne jamais s’être départi de sa revendication initiale de bien-être économique, tandis que l’oligarchie (même masquée par un exercice délégué de l’autorité) a toujours continué à défendre ses intérêts et ses valeurs. Car en défendant l’autonomie de la cité, n’est-ce pas le modèle homérique du héros qui est ainsi transposé, donnant alors libre court à cette exaltation des valeurs aristocratiques et méritocratiques que l’on retrouve jusque dans les jeux dont la victoire du coureur couvre de laurier la cité ? Celle-ci joue alors clairement le rôle du héros qui semble disparaître dans l’égalité de la phalange hoplitique.
La divinisation de la démocratie et de la liberté (pas de l’égalité), la toute-puissance de l’État, l’exaltation héroïque des oraisons funèbres, comme celle de Périclès, ressemblent bien plus à l’Iliade qu’aux Travaux et les jours d’Hésiode. Si le peuple s’est révolté pour vivre mieux et être maître absolu chez lui, le citoyen a totalement disparu dans ce grand tout qu’est la cité, comme le déplore Platon, justement à propos du discours convenu des oraisons funèbres. Dès lors, la liberté (publique) du citoyen peut ne plus être. Ce qui compte c’est la cité personnifiée, mais pourtant non déifiée. La Patria absorbe la totalité de l’être du citoyen et lui dénie cela même qu’elle défend farouchement elle-même, la liberté politique, l’autonomie, plus ou moins ce que nous appellerions la souveraineté.
Ainsi notre question de départ, question que nous poserions aujourd’hui et que les philosophes et les oligarques se posaient, un citoyen est-il libre lorsque sa cité ne l’est plus, ne se pose pas en ces termes pour le démocrate et le peuple d’Athènes. La cité doit rester libre, la sphère privée doit demeurer inviolable, mais l’exercice politique de la liberté reste à discuter. Car qu’elle est, au fond, la véritable liberté politique du citoyen athénien ? Une fois la loi prise à la majorité, il est contraint d’obéir . Il n’a pas toujours été libre de participer ou non aux assemblées ou aux tribunaux, notamment quand il s’y trouvait forcé pour des raisons économiques. Sa véritable liberté consiste en une seule chose : prendre la parole. Et en cela réside l’égalité fondamentale de la démocratie grecque. Le citoyen, tout citoyen, partage cette même liberté qui est en fait une possibilité de prendre ou non la parole à l’assemblée. Isocrate lui-même n’utilisera pas ce droit, cette liberté.
Est-ce donc cela la liberté démocratique selon les constitutions et l’idéologie athénienne ? En quoi alors rejoint-elle la revendication première de bien-être ? Apparemment et historiquement en rien. C’est bien pour cela que les philosophes, Platon en tête, promouvaient une autre cité. Aristote, dans le De Anima, notamment, mais aussi toujours dans l’Éthique à Nicomaque, remarquait que cette revendication du bien-être, si elle était une condition de la félicité, n’en était nullement la réalisation et que l’homme qui s’en tient là ne diffère guère des animaux. Il faut à l’homme la réalisation de sa dimension intellectuelle, laquelle comprend la liberté véritable, celle qui précisément permet à l’homme d’être plus qu’animal. La liberté ouvre en effet le discernement et la sagesse qui seuls permettent à l’homme d’être un véritable animal politique.
En fait, pour être vraiment la cité des hommes, il faudrait que chacun soit ce prince vertueux d’Isocrate. Ainsi la souveraineté serait celle des sages. De là à réduire la citoyenneté aux philosophes, il n’y a qu’un pas dont rêve Platon et que ne franchit pas Isocrate. En ce sens-là, un citoyen ne serait plus libre si sa cité ne l’était plus. Mais dans l’Athènes de Démosthène ou de Périclès les deux sont décorrélés et la liberté de la cité l’emporte de beaucoup sur celle de l’individu, qui comme tel, n’est que la partie indivis d’un tout. C’est bien au fond ce qui perdra la démocratie à terme. Quand le bien-être sera totalement assuré par Rome, que pourrait bien vouloir de plus le citoyen qui ne s’intéresse pas à la dimension intellectuelle de son être, qu’il ne le veuille ou qu’il ne le puisse ?