Les sepolcri, un genre musical de retour ?
Il était de coutume, à la fin du Moyen-âge de représenter des passions la semaine précédant Pâques. Il s’agissait de donner aux fidèles une médiation scénique de la passion du Christ, au moment où la liturgie catholique s’apprêtait à célébrer la mort et la résurrection de Jésus. On retrouve, aux siècles suivants, ces passions théâtrales, mais aussi musicales. Dans nombres de villes d’Europe il était devenu de coutume de donner une représentation musicale de cette passion. Si les plus célèbres sont celles de Bach, elles ne sont pas les seules, loin de là et pas davantage les premières, ni les plus impressionnantes, tant musicalement qu’en terme de durée. Les passions s’inscrivent dans un genre musical particulier, ou plus exactement dans plusieurs genres musicaux tributaires des époques, certes, mais aussi des lieux, des écoles et bien entendu de la confession du compositeur, la Reforme protestante étant passée par là. Si cette littérature musicale a été particulièrement florissante au XVIIème siècle, on en trouve encore, sous des formes variées, jusqu’à nos jours. Classables dans le grand volet « oratorios », ils traitent d’un moment de la vie du Christ et à ce titre répondent à des canons de musiques religieuses relativement précis, même si chaque compositeur a pu s’en affranchir, par moments et pour des raisons musicales et spirituelles précises, plus que par volonté d’indépendance ecclésiale. Si les formes et exigences musicales diffèrent de celle retenues pour les messes ou les requiem, l’oratorio conserve un idéal de sobriété (qu’on pense à l’écart de vocalises du Christ au Mont des Oliviers que Beethoven regretta ensuite), une attribution des registres en fonction des personnages (le ténor étant ainsi réservé à Jésus – alors qu’au Moyen-Age c’était plutôt la voix sage de la basse-, voix du noble de l’opéra, mais aussi de l’amoureux), auxquels ajouter une part importante de récitatif. Globalement, l’oratorio mettant en musique le récit biblique (ou assimilé comme dans le cas de l’enfance du Christ de Berlioz), la part du récitant est relativement fournie. Qu’elle soit dite ou chantée, a capella ou accompagnée au clavecin, elle suppose une diction sobre et claire qui peut fortement contraster avec la partition des personnages, donnant des tableaux successifs et des chœurs, campant la foule ou mettant en relief un moment du récit, ou encore, comme dans les passions de Bach, servant de chant pour la participation active du public, ou, reprenant du reste Bach, dans le finale de l’oratorio de Noël de Saint-Saëns.
Sans donner toute la passion, le XVIIème siècle vit la prolifération d’un répertoire sacré extrait des récits du Vendredi Saint. On y choisit un moment de l’Evangile de la passion particulièrement mis en musique et donc en avant. Base et point focal de l’œuvre, il est aussi prétexte au déploiement de l’idée maîtresse du Passage. Ainsi ce compositeur inconnu du Crocifissione e morte di NS Gesu, qui au-delà du texte biblique met sur les lèvres du Christ en croix, un dernier discours sur l’accomplissement de sa mission. A l’occasion, des personnages peuvent sortir de l’ombre biblique et prendre un rôle clef dans l’œuvre, le centurion, le peuple juif, le soldat et tel apôtre, mais aussi des personnages allégoriques, comme le Péché ou le Labeur dans, La vita nella morte de Draghi. Tel est donc le cadre musical général de ce qui devient à Bologne puis à Vienne, un véritable genre musical, les sepolcri, donnés chaque Vendredi Saint. Des scènes de la passion aux dimensions d’un oratorio à visée pastorale qui vont particulièrement mettre en avant les trois Marie (la mère de Jésus, la mère de Jacques, Marie-Madeleine), personnages incontournables de ces Sepolcri. A partir de là, se construit une suite innombrable de compositions, dont beaucoup ont disparu, nous sont parvenues de manière incomplète ou sont tout simplement tombées dans l’oubli. On y donne le récit du passage évangélique, on met en scène musicale les personnages, on déploie le message propre au passage, selon ce qu’en comprennent ou souhaitent dire le librettiste et le compositeur. Car à la différence des passions de Bach, le texte complémentaire est écrit de toute pièce. Les titres de ces œuvres sont évocateurs de l’angle choisi : Christo al limbo (de Perti) ; L’amor divino o il conforti di Maria vergine adolorta (Perti) ; La Fede triomfante (Tricarico), Il terremoto (Draghi).
Né à Bologne, notamment avec Giacomo Antonio Perti, les sepolcri se sont transportés à la cour impériale de Vienne, creuset musical s’il en est. Il est l’occasion de rivalités et donc de surenchères, donnant lieu à des œuvres instrumentales parfois éloignées de la sobriété revendiquée, mais aussi à un usage original de l’instrumentation pour rendre les douleurs, la souffrance ou la mort. Ici s’arrête ce que les sepolcri ont en commun. Et il faut aller dans le détail de chaque œuvre pour saisir la substantifique moelle musicale de ce genre musical. Né dans un âge descriptif, là où le romantisme sera sentimental, ces œuvres décrivent, scrutent, tentent de comprendre, pour le vivre, le message de la Passion du Christ, par le biais des acteurs mêmes de la passion que sont les personnages bibliques.
Le XIXème siècle et le suivant ont davantage mis l’accent sur le Via crucis, comme Liszt ou Marcel Dupré, mais pour autant les oratorios « commentés » comme le monumental Rédemption de Charles Gounod n’ont pas disparu.
Mais avec le retour du baroque et des passions données par les paroisses catholiques, il semble que ces sepolcri soient promis à une seconde jeunesse.
extrait de la vita nella morte
Pour aller plus loin, nous vous suggérons La Passion dans l’Histoire et la musique de Frans C. Lemaire