Claude Debussy – La trace et l’écart
Pierre Albert Castanet, vous êtes professeur de musicologie à l’université de Rouen et vous êtes co-auteur d’un livre sur Claude Debussy édité à l’occasion des cent ans de sa disparition, en 1918. Y a-t-il un rapport de Debussy avec la Normandie ?
Effectivement, en dehors de peintres célèbres, la région normande a fasciné et inspiré bon nombre de compositeurs. Sans parler d’Erik Satie et d’Arthur Honegger qui étaient nés respectivement à Honfleur et au Havre à la fin du XIXe siècle, il faut avoir à l’esprit que Maurice Ravel a par exemple écrit Le Tombeau de Couperin à Lyons-la-Forêt et que Claude Debussy a composé, entre 1903 et 1905, La Mer à Houlgate, à Pourville-sur-Mer, non loin de Dieppe (ville portuaire que le musicien n’appréciait guère)…
On a parlé d’impressionnisme musical à propos de la musique de Debussy…
Oui, mais ce sujet semble assez compliqué. Chacun sait que le terme d’« impressionnisme » a été inventé par Léon Leroy dans le Charivari de 1874 pour pointer avec ironie un courant spécifique de la peinture française, désignant en particulier les toiles de Monet (dont celle intitulée formellement Impression, soleil levant et représentant un paysage havrais). Treize ans plus tard, ce néologisme a été appliqué pour la première fois à la musique de Debussy dans un rapport rédigé par le secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-arts. Employé de façon franchement péjorative, cette étiquette qui a fait fortune désignait la composition de la partition intitulée Printemps (suite symphonique avec chœur). Cela devait constituer le second envoi de Debussy destiné au Prix de Rome. Jugeant l’œuvre inadaptée, l’académicien a alors écrit : « M. Debussy ne pêche assurément point par la platitude et la banalité ; il a, tout au contraire, une tendance très prononcée à la recherche de l’étrange ; on reconnaît chez lui un sentiment de la couleur musicale dont l’exagération lui fait facilement oublier l’importance de la précision du dessin et de la forme. Il serait fort à désirer qu’il se mit en garde contre cet impressionnisme vague, qui est un des plus dangereux ennemis de la vérité dans les œuvres d’art », pouvait-on lire dans Les Arts français, en 1918…
Sous-titré La trace et l’écart, l’ouvrage que vous avez dirigé avec Jean-Pierre Armengaud présente-t-il des textes d’auteurs normands ?
Accompagné de deux CD, l’ouvrage traite de la singularité de l’œuvre, de la pensée de Debussy et des diverses influences que le maître a pu avoir durant plus d’un siècle. Entre héritage, sillage… et transcriptions, citations… le livre renferme 18 articles très variés dont 4 émanent d’enseignants de l’université de Rouen Normandie. Ainsi, dans ce cadre, Marielle Cafafa a parlé des contemporains de Debussy (dont certains sont inconnus du grand public tels Albert Doyen, Guy Ropartz, Reynaldo Hahn…), Marie Delcambre a traité de la musique mystérieuse d’Henri Dutilleux, Jean-Luc Tamby a porté son dévolu sur Herbie Hancock et Thierry Pécou. Et j’ai moi-même dressé un petit parcours successoral allant de Debussy à l’école spectrale française composée de Gérard Grisey, Hugues Dufourt, Michael Levinas, Roger Tessier et Tristan Murail (ce dernier étant natif du Havre).
Quel est le contenu des disques joints au livre ?
Hormis un opus de Debussy rarement joué dans sa version originale pour piano (le ballet Jeux écrit en 1912-1913, commandé par Serge de Diaghilev pour le compte des Ballets Russes), les enregistrements illustrent les différents articles en présence. Le programme va d’Arthur Lourié à un jeune Portugais (João Madureira) en passant par des pièces de grands noms de la « musique contemporaine » comme Giacinto Scelsi, Henri Dutilleux, Edison Denisov, Olivier Messiaen, György Ligeti et Thierry Pécou… Il y a même un extrait du trio pour flûte, alto et harpe intitulé Envol d’écailles d’Alain Louvier qui cite avec révérence suprême le trio de Debussy…
Référence : Claude Debussy – La trace et l’écart (dir. J.-P. Armengaud et P.A. Castanet), Paris, L’Harmattan, 2018.