Opéra de Rouen- La Bohème – Le miracle de Mimi… malgré tout
Un opéra qui se met en scène. C’est un peu ce que nous pourrions dire de La Bohème de Puccini. La Bohème en effet, parle de… La Bohème, tout un courant artistique qui dans cette œuvre se dit lui-même, se présente et, d’une certaine façon fait son auto-critique, car les librettistes Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, pas plus que Puccini, ne sont dupes des limites d’un mouvement artistique qui est avant tout une posture et une réaction, presque désabusée, d’une jeunesse traversant un siècle désemparé.
Le courant dit Scapigliatura, venu d’Italie voudrait traduire une prise de distance avec le conformisme d’une société bourgeoise. Une mise en abime d’un monde aux apparences rigides et d’une jeunesse qui la refuse, croyant trouver par-là la liberté, mais finissant bien souvent dans l’aporie trompeuse de la fuite illusoire. Le sans contrainte n’est pas exactement la liberté et c’est ce qu’apprennent les jeunes bourgeois en révolte que Puccini met en musique dans cette Bohème qui raconte plus que leur histoire, la voie sans issue de qui refuse le réel.
Une jeunesse anti-conformiste d’un XIXème siècle malade que le metteur en scène, Laurent Laffargue, a choisi de transporter à l’aube de mai 68, dans le contexte d’une autre jeunesse en réaction contre une société qu’elle estimait figée. Une bonne façon de permettre au public de s’approprier l’histoire et le message qu’elle véhicule, même si chaque période reste unique. L’esprit de l’œuvre n’en pâtit nullement, pour peu qu’on aime le style et la mode de ces années là. En revanche, l’utilisation de l’espace par les chanteurs était brouillonne et confuse. Un manque de fluidité rendait incertains les jeux de scènes et déséquilibrait notablement l’espace lui-même. Le jeu des chanteurs manquait souvent de naturel, ce qui faisait perdre à la transposition contemporaine, une part de son effet d’appropriation par le public.
Si Mimi et Musette furent sublimes en tous points, les voix masculines péchèrent en revanche par des aigus toujours difficiles voire parfois nettement désagréables. De loin Mikhael Piccone sauva l’honneur masculin, battu en brèche par Rodolfo forçant systématiquement dans les aigus. Inévitablement, les voix ne se mariaient pas ensemble, laissant les duos plats, plus juxtaposés que mêlés.
D’une manière générale Puccini n’y était pas. S’il arrivait à l’orchestre de couvrir les voix, on ne peut lui reprocher sa qualité instrumentale. Cependant, n’allant jamais au fond de la durée propre à chaque note, la puissance évocatrice, les élans tellement pucciniens, se trouvaient systématiquement hachés et poussifs. Puccini semblait sans cesse contenu, comme incapable de prendre son envol.
Et il fallut la dramaturgie même de la mort de Mimi pour réussir un double miracle. Celui de laisser le souvenir d’une agréable soirée et celui d’avoir, par sa mort simple, révélé la bonté et la vérité de chacun des personnages. Seule de tous à n’avoir jamais joué un rôle, mais simplement vécue sa vie, elle est aussi celle qui révèle l’aporie de la fuite dans l’irréel des jeunes compagnons qui semblent devenir ce qu’ils sont en vérité, une fois le fard de l’esbroufe rebelle mis de côté, pour assister les derniers instants de la petite couturière. Acculés au monde réel par la santé de Mimi, ils cessent, un temps leur fuite rebelle pour se retrouver eux-mêmes tels qu’en eux-mêmes. Tel est le miracle de Mimi, chaque soir renouvelé…