Le temple de Jérusalem (III) – Les chrétiens face à la tentative de Julien l’Apostat

Le temple de Jérusalem (III) – Les chrétiens face à la tentative de Julien l’Apostat

Après le succès de deux premiers articles consacrés au Temple de Jérusalem puis à la tentative de reconstruction de ce Temple par l’empereur Julien l’apostat, Françoise Thelamon nous explique l’interprétation chrétienne de cet échec.

Les chrétiens face à la tentative de reconstruction du Temple de Jérusalem

« Il ne restera pas ici pierre sur pierre » (Mt 24, 2)

Julien, élevé par des clercs, connaissait parfaitement les textes des évangiles prédisant la ruine de Jérusalem et la démolition du Temple, dont il était fait une lecture littérale appliquée aux événements de 70 puis de 135. Aux yeux des chrétiens, l’Apostat, en voulant le reconstruire, « se jouait des malheureux juifs » pour nuire aux « galiléens » et prouver que leur Christ était un imposteur.

Julien profanus princeps

Parce qu’apostat, Julien était pire aux yeux des chrétiens que les empereurs païens persécuteurs antérieurs. Particulièrement roué, il persécutait les chrétiens de manière insidieuse par des moyens apparemment moins cruels parce que non sanglants, mais tout aussi dangereux et efficaces. Rufin met en évidence le caractère intrinsèquement pervers de cet adepte de la « fausse philosophie » retourné au culte des idoles, qui se distinguait par son habileté à faire le mal et par un véritable « art de nuire ». Après des mesures pour chasser les chrétiens de l’enseignement, de l’administration et de l’armée, il avait incité les païens zélés à profaner les tombeaux des martyrs, objet d’une dévotion pour laquelle il avouait une répugnance particulière. A Antioche il ordonna le transfert des restes du martyr Babylas ; les chrétiens en firent une procession triomphale, le narguant jusque sous les fenêtres du palais impérial ; répression, arrestations, tortures s’en suivirent. A Sébaste le tombeau de Jean-Baptiste fut profané. A Alexandrie, l’évêque Athanase, champion de la foi définie par le concile de Nicée, fut expulsé et passa dans la clandestinité.

L’attente inquiète mais confiante des chrétiens

A l’espérance, au zèle, à l’enthousiasme des juifs suscités par le début de réalisation du projet, Rufin oppose l’attente inquiète des chrétiens, éclairée cependant par la méditation de la Parole de Dieu, en la personne de l’évêque de Jérusalem, Cyrille : « Par suite d’une réflexion attentive soit sur ce qu’il avait lu dans la prophétie de Daniel sur les temps, soit sur ce que le Seigneur avait prédit dans les Évangiles, il continuait à penser qu’il ne pouvait en aucune façon se faire que là les juifs mettent pierre sur pierre. On était dans l’attente ». L’enjeu était grave ; la valeur symbolique de l’entreprise dépassait de beaucoup son éventuelle réalisation matérielle.

Sa réussite aurait invalidé la parole du Christ, sa crédibilité, donc sa divinité même, et pouvait être exploitée par ceux qui, parmi les chrétiens, la mettait plus ou moins en doute : les ariens et arianisants qui mettaient à mal la foi de Nicée. Ils avaient été soutenus par l’empereur Constance qui, soucieux de la paix et de l’unité dans l’Empire et donc dans l’Église, avait imposé une formule de foi de compromis (le « credo daté » du 29 mai 359) entérinée par un concile réuni à Constantinople en 360. Le Fils y était dit seulement « semblable au Père » et non « de la même substance ». Il en découlait pour certains que le Fils n’était qu’une créature, que d’autres disaient même « complètement différent » du Père. Prouver en 362 que le Temple pouvait être reconstruit allait dans le même sens. Pour les chrétiens, l’entreprise allait à contre-courant de l’histoire du salut. Même si elle était humainement possible, elle était théologiquement impossible.

Le signe des croix

Tornade, tremblement de terre, boule de feu : phénomènes attestés tant par Ammien Marcellin que par Grégoire de Nazianze, Jean Chrysostome et d’autres, même en Occident, avaient entraîné l’arrêt des travaux. Ils auraient pu être considérés comme fortuits et accidentels, sans signification particulière. « Pour qu’on ne crût pas que ces choses étaient arrivées par hasard », Rufin, comme d’autres auteurs chrétiens, fait état d’un autre prodige qui vient les signer et donner à l’ensemble de la séquence sa véritable signification : « Au cours de la nuit suivante, le signe de la croix apparut sur les vêtements de tous, si visible que même quelqu’un qui, par hostilité à la foi, aurait voulu l’effacer, ne pouvait absolument pas le faire disparaître ». Grégoire ajoute : « Ce qui fut encore plus surprenant et plus éclatant, ce fut une lumière qui apparut dans le ciel et qui traçait une croix […] Les spectateurs et les témoins de ce miracle montrent aujourd’hui encore leurs habits qui ont été constellés de croix ». Grégoire peut avoir transposé ici l’apparition d’une croix lumineuse dans le ciel, observée entre le Golgotha et le Mont des Oliviers le 7 mai 351, dont Cyrile avait fait part à l’empereur Constance. Les autres auteurs ne font état que des croix indélébiles sur les vêtements.

Ce dernier signe, manifestation évidente pour les chrétiens de la volonté de Dieu, donnait sens aux précédents. Rufin poursuit sa démonstration en disant : « Tous ceux qui étaient là, détournés de leur entreprise par une peur épouvantable et par leur désarroi, étaient contraints de confesser malgré eux que Jésus-Christ est le seul vrai Dieu ». Saisis, ils confessent malgré eux la divinité du Christ, comme l’avaient fait sur le Calvaire les soldats qui gardaient Jésus en croix : « A la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’une grande frayeur et dirent : “Vraiment celui-ci était le Fils de Dieu” » (Mt 27, 54). Confesser la divinité du Fils est bien en effet l’enjeu principal, non seulement face aux juifs et aux païens mais aux ariens et arianisants.

temple 2

Le Temple, le feu et l’eau vive

Déjà le jaillissement d’un feu depuis les fondations du Temple était un signe négatif. Il le fut pour les païens selon Ammien. Les juifs plus encore pouvaient l’interpréter comme tel en méditant les visions d’Ézéchiel (40-47) sur la reconstruction du Temple et où il est dit que du côté droit du Temple c’est une source d’eau vive qui doit sortir (Éz 47, 1-2). Pour les chrétiens, dans la vision de l’Apocalypse, dans la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, descendue d’auprès de Dieu, il n’y a pas de temple car : « Le Seigneur est son temple, ainsi que l’Agneau » (Ap 21, 21) et le fleuve de Vie jaillit du trône et de l’Agneau.

Mais c’est surtout du corps du Christ, nouveau Temple, et de son côté transpercé que jaillit l’eau vive. En indiquant que Cyrille méditait sur « ce que le Seigneur avait prédit dans les évangiles, Rufin fait aussi référence au : « Détruisez ce temple et en trois jours, je le relèverai » et « lui parlait du temple de son corps » (Jn 2, 19-21).

Pour les chrétiens, c’est en ressuscitant que le Christ a reconstruit le Temple. La foi des chrétiens surinvestit le Temple d’une symbolique christique qui s’enracine dans la réalité et la foi juives. Figure du Christ aussi, ce Temple, Maison de son Père où Jésus pria et enseigna, ne saurait disparaître du lieu où il est enraciné, par déni de son nom. Pour les chrétiens aussi ses vestiges méritent d’être reconnus comme lieu saint, lieu de prière, lieu de rencontre avec celui qui avait choisi d’y faire habiter son Nom.

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Françoise Thelamon

Françoise Thelamon

Agrégée d’Histoire et géographie. docteur es Lettres et ancienne élève de Henri-Irénée Marrou, Françoise Thélamon est professeur émérite en histoire de l'antiquité à l'Université de Rouen. Spécialiste de l'histoire du christianisme et en particulier de Ruffin d'Aquilée, elle est présidente de l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Rouen.